Skip to main content

Full text of "La vie à vingt ans"

See other formats


u  m  n  imm  ms< 


ïLê.  iraiis 


A  VINGT  ANS 


V\R 


ilI.RlS.A^DRB  DUMAS  FlI^ft. 


ALPII    LEBÈGUE,  IMPRIMEUR -ÉDITEUR, 

Rue  Jardin  d'Idalie,  4, 

Près  de  la  rue  Notre-Dame-aux-Nejgcs,  CO, 


4850 


LA  VIE  A  VINGT  ANS. 


lie  bal. 


Un  soir  pluvieux  du  mois  de  février  mii-huit-cent- 
quaranle-six  je  pris  une  grande  résolution. 

Je  décidai  que  j'irais  au  bal  de  l'Opéra. 

J'avais  tort,  j'en  conviens,  mais  les  torts  qu'on  avoue 
sont  à  moitié  excusés;  d'ailleurs  qui  n'a  pas  eu  de  torts 
dans  sa  vie! 

Et,  depuis  Adam  qui  eut  le  tort  de  croire  trop  sa 
femme,  jusqu'à  saint  Thomas  qui  eut  le  tort  de  ne  pas 
croire  assez  son  maître,  bien  des  hommes  ont  été  par- 
donnés  d'erreurs  plus  graves  que  celle  que  j'allais  commet- 
tre par  ce  soir  pluvieux  du  mois  de  février  1846. 

En  conséquence  de  cette  résolution  subite  et  bizarre, 
je  rentrai  chez  moi,  à  minuit,  et  je  m'habillai. 

Comme  Murât,  je  me  fis  beau  pour  la  mort. 

I,\    VTE    K    VINGT    A>\S.  1 


—  6  — 

Certes,  le  bal  de  l'Opéra  est  chose  bien  lugubre;  cer- 
tes, il  est  impossible  de  réunir,  dans  une  des  plus  gran- 
des salles  du  monde,  pjus  de  gens  qui  s'ennuient,  et, 
cependant,  par  une  attraction  que  j'ai  souvent  subie  sans 
la  comprendre,  j'allais,  ce  soir-là,  encore  tenter  l'aventure 
et  me  mêler  à  cette  réunion  de  fous  tristes  qui  fait,  cha- 
que semaine,  veiller,  pendant  une  nuit,  la  moitié  de  cette 
ville  qui  s'intitule  la  ville  la  plus  intelligente  du  monde 
civilisé. 

Je  me  faisais  ces  sages  réflexions  tout  en  m'habillant 
et  n'osant  même,  du  coin  de  l'œil,  regarder  mon  lit  qui 
me  souriait  avec  ses  draps  entr'ouverts,  et  qui  semblait 
me  dire  :  ici  le  sommeil  et  le  rêve,  et  le  livre  commencé 
qui  me  criait  du  fond  de  ses  pages  :  ici  le  cœur  et  l'in- 
térêt. 

J'entendais  les  voitures  bruyantes  qui  faisaient  joyeu- 
sement résonner  le  pavé;  j'entendais  les  cris  et  les  chan- 
sons de  ceux  qui,  moins  blasés  par  les  plaisirs  de  la 
semaine,  se  font  une  fêle  de  ce  plaisir  hebdomadaire;  et 
je  me  disais,  en  réponse  aux  invitations  astucieuses  de 
mon  lit  et  de  mon  livre  :  faisons  comme  les  autres;  si  ce 
sont  les  sages,  éludions  leur  sagesse;  si  ce  sont  les  fous, 
partageons  leur  folie. 

Puis,  après  lout,  que  faire  du  samedi  soir  au  diman- 
che matin! 

Si,  par  hasard,  on  ne  va  pas  au  bal  de  l'Opéra,  il 
arrive  que  le  lendemain  on  se  réveille  de  bonne  heure,  et 
partant,  on  sort  plus  tôt  que  dordinaire;  puis  si  le  bal 
de  l'Opéra  est  ennuyeux^  le  dimanche  est  impossible.  On 
trouve,  dans  l'endroit  où  Ion  va  déjeuner,  au  lieu  des 
figures  amies  de  la  veille,  des  gens  qui,  cesjours-là,  se  font 
un  excès  de  ce  qui  compose  votre  vie  quotidienne,  et  qui 
promènent  niaisement  dans  la  rue,  ou  asseoient  gauche- 
ment ù  côté  de  vous,  dès  dix  neures  du  matin,  la  hgure 
étonnée  qu'ils  ont  tous  les  jours,  et  Thabit  solennel  qu'ils 
n'ont  que  le  dimanche. 

Ces  braves  inconnus,  excellents  pères  de  famille,  pour 


_  7  — 

la  plupart,  ont,  outre  une  figure  épanouie,  un  rire  énorme 
qui  semble  monter  de  leur  poche  à  leur  bourse.  On  voit 
que  la  semaine  ayant  été  bonne,  le  dimanche  a  le  droit 
d'être  joyeux. 

Eh  bien!  en  passant  cette  nuit  du  samedi  chez  vous  et 
en  vous  levant  à  dix  heures,  vous  vous  exposez  à  toutes 
ces  choses  et  vous  assistez,  sans  pouvoir  le  partager  ni 
même  le  comprendre,  à  ce  rire  si  fort  en  dehors  de  vos 
habitudes  et  de  votre  esprit,  qu'au  lieu  de  vous  égayer  il 
vous  attriste. 

Encore,  si  vous  étiez  deux  à  déjeuner,  vous  pourriez, 
en  vous  mettant  loin  de  vos  convives  forcés,  ne  pas  les 
entendre,  et  vous  faire  un  aparté  plus  agréable  et  moins 
bruyant;  mais  vous  êtes  toujours  seul. 

Vous  êtes  bien  sorti  avec  la  ferme  intention  d'aller  cher- 
cher un  de  vos  amis  et  de  déjeuner  avec  lui,  mais  toutes 
les  portes  où  vous  avez  frappé  sont  restées  closes,  parce 
que  tous  vos  amis,  moins  sages  que  vous,  ont  été  la  veille 
au  bal  de  l'Opéra,  et  qu'ils  ne  sont  pas  rentrés,  ou  qu'é- 
tant rentrés  tard,  ils  dorment  encore;  et  vous  êtes  trop 
profond  politique  pour  déranger  un  homme  qui  mange  ou 
réveiller  un  ami  qui  dort. 

Il  ne  vous  reste  donc  plus,  pauvre  âme  abandonnée, 
qu'à  errer  seule,  sur  le  boulevard  qui  devient  votre  Slyx, 
et  à  attendre  que  l'heure  du  dîner  arrive  pour  rencontrer 
un  de  ceux  sans  lesquels  vous  ne  pouvez  vivre,  un  de  ces 
mille  amis  dont  l'amitié  constitue  pour  vous,  oisifs  gen- 
tilshommes, l'air  bienfaisant  de  la  capitale,  et  l'amour 
éternel  de  la  patrie. 

Cette  heure  arrive,  le  premier  que  vous  apercevez,  qui 
vient  se  frottant  encore  les  yeux  et  qui  paraît  fort  triste 
de  s'être  réveillé  si  tôt  un  dimanche;  vous  courez  à  lui, 
vous  le  magnétisez,  comme  l'épervier  magnétise  l'oiseau, 
puis,  vous  fondez  sur  votre  proie  et  il  n'y  a  pas  de  force 
humaine  qui  puisse  vous  faire  lâcher  le  bras  que  vous 
avez  saisi. 

Voilà  mot  pour  mol  la  conversalion  qui  s'engage  entre 
vous  et  voire  ami. 


—  8  — 

—  Bonjour,  mon  cher. 

L'autre  étant  fatigué  et  par  conséquent  paresseux  vous 
répond  seulement  :  —  Bonjour.  —  Vous  vous  levez?  — 
Oui,  à  l'instant.  —  Vous  avez  passé  la  nuit?  — J'ai  été 
à  l'Opéra.  Et  vous? —  Moi,  non.  — C'est  vrai,  je  ne  vous 
ai  pas  vu.  —  Il  y  avait  du  monde?  —  C'était  plein.  — 
Vous  vous  êtes  amusé? 

Votre  ami  qui  sait  maintenant  que  vous  êtes  resté  chez 
vous,  et  que  naturellement  vous  n'avez  pas  pu  voir  qu'il 
s'ennuyait  comme  de  coutume,  par  fatuité  et  pour  se  pla- 
cer dans  la  position  exceptionnelle  d'un  homme  qui  s'a- 
muse, même  à  TOpéra,  vous  répond  : 

—  Beaucoup! 

Alors,  vous  êtes  furieux  d'avoir  cédé  aux  tentations 
de  voire  feu,  de  votre  chambre  et  de  votre  lit;  vous  avez 
plus  que  des  regrets,  vous  avez  des  remords  de  n  être  pas 
allé  à  ce  bal,  où,  comme  votre  ami,  vous  vous  fussiez 
amusé;  et  vous  vous  promettez  bien  de  ne  plus  en  man- 
quer un  seul  désormais. 

Effectivement,  le  samedi  suivant  vous  y  allez  cl  vous 
revenez,  comme  toujours,  en  jurant  de  n'y  retourner  ja- 
mais. 

Le  résultat  de  toutes  ces  réflexions  est  qu'il  faut  aller 
au  bal  de  l'Opéra;  vous  avez,  il  est  vrai,  la  presque 
certitude  de  vous  y  ennuyer;  mais,  au  moins,  vous  vous 
y  ennuierez  avec  trois  mille  personnes,  tandis  que  si  vous 
n'y  allez  pas,  vous  êtes  sûr,  par  suite  des  raisonnements 
profonds  que  je  viens  de  vous  exposer,  de  vous  ennuyer 
le  dimanche,  et  tout  seul. 

Or,  s'il  y  a  une  chose  qu'on  doive  éviter,  c'est  de  s'en- 
nuyer seul. 

Cette  vérité  est  si  incontestable,  que  Louis  XIII,  le- 
lève  du  plus  grand  politique  qui  ait  existé,  et  qui  s'en- 
nuyait toujours  comme  un  roi  qui  a  un  grand  ministre, 
prenait  un  gentilhomme  de  sa  cour,  et,  le  conduisant  dans 
l'embrasure  d'une  fenêtre,  il  lui  disait  : 

—  Venez  vous  ciinuver  avec  moi. 


—  9  — 

Ce  soir-là,  ma  résolution  était  donc  bien  prise;  je 
m'habillai,  je  descendis,  envié  de  mon  portier,  qui  re- 
garde le  bal  de  l'Opéra  comme  l'apogée  du  bonheur  ter- 
restre; je  montai  en  voiture;  tout  grelottant  j'arrivai  rue 
Lepelletier,  et,  enfin,  comme  Curtius,  je  me  précipitai 
dans  le  gouffre  qui  se  referma  aussitôt  sur  moi. 


lie  débardeur. 

Il  y  avait  à  peu  près  une  heure  que  je  me  promenais, 
tantôt  dans  le  foyer,  tantôt  dans  les  couloirs,  cherchant  ■ 
au  milieu  de  tous  les  visages  qui  m'entouraient  le  visage 
de  quelque  ami,  lorsque  j'aperçus,  appuyé  contre  la  porte 
d'une  loge,  un  charmant  et  spirituel  garçon  que  je  n'avais 
pas  vu  depuis  six  mois,  époque  à  laquelle  il  était  parti 
pour  un  voyage  en  Italie. 

La  rencontre  était  donc  plus  qu'agréable,  elle  était 
inattendue. 

Je  me  disposais  à  me  diriger  vers  lui,  lorsque  je  vis 
qu'il  causait  avec  un  domino  qui,  en  me  voyant  approcher, 
fit  mine  de  disparaître.  Par  discrétion,  je  battis  en  re- 
traite. 

Mon  ami  me  vit  alors,  et,  me  faisant  signe  qu'il  allait 
venir  à  moi,  me  fit,  en  même  temps,  signe  d'attendre. 

J'attendis,  fier  d'avoir  trouvé  quelqu'un  avec  qui  j'al- 
lais enfin  causer,  et,  prenant  en  mépris  les  malheureux 
qui,  solitaires  dans  cette  foule,  regardaient  tous  les  do- 
minos, tâchant  de  reconnaître  ou  d'être  reconnus,  et  fai- 
sant tout  leur  possible,  enfin,  pour  être  intrigués. 

Quelques  instants  après,  je  vis  le  domino  mystérieux 
qui  tendait  la  main  à  Emmanuel,  c'est  le  nom  que  je  don- 
nerai à  mon  ami;  puis  il  se  pencha  à  son  oreille,  lui  dit 
quelques  mots  tout  bas  et  disparut  en  riant. 


—  40  — 

Emmanuel  le  suivit  des  yeux  tout  en  venant  à  moi  et 
en  murmurant  : 

—  Quel  problème  que  la  femme!  —  Eh  bien!  lui  dis-je 
en  lui  tendant  les  mains,  d'où  diable  viens-tu? — De  nulle 
part,  me  répondil-il.  —  Tu  es  donc  à  Paris?  —  Depuis 
trois  mois.  —  Alors  je  ne  te  demanderai  plus  d'où  tu 
viens,  mais  ce  que  lu  deviens?  —  Je  suis  amoureux!  — 
Alors,  lu  deviens  fou!  —  Mais  tu  le  sais,  ajouta-t-il  en 
souriant,  la  femme  qu'on  aime  est  le  pays  le  plus  éloigné; 
elle  vous  isole  de  tous  vos  amis  comme  de  toutes  vos  ha- 
bitudes. —  C'est  plein  de  vérité,  ce  que  tu  me  dis  là,  et, 
sans  indiscrétion,  pourrais-je  savoir  si  c'est  ce  charmant 
domino  qui  est,  en  ce  moment,  le  pays  éloigné  qui  nous 
sépare  et  qui  me  fait  l'effet  d'être,  tout  bonnement,  ton 
paradis  actuel?  —  Non.  —  Puis-je  faire  une  supposition? 

—  Fais.  —  Il  me  semble,  alors,  à  la  façon  dont  tu  cau- 
sais avec  lui,  que,  si  ce  n'est  un  pays  conquis,  c'est  un 
pays  que  tu  veux  conquérir.  —  C'est  un  pays  conquis.  — 
Depuis  longtemps?  —  Depuis  deux  mois,  environ.  —  Ici, 
je  m'embrouille.  —  Pourquoi?  —  Tu  es  amoureux  depuis 
trois  mois!  —  Oui.  —  Et,  depuis  trois  mois,  de  la  même 
femme?  —  Oui.  —  Et  celte  femme  n'est  pas  celle  avec 
qui  tu  causais?  —  Non.  —  Alors,  tu  n'es  pas  aussi  amou- , 
reux  que  tu  le  dis?  —  Pourquoi?  —  Parce  que,  si  tu 
l'étais  réellement,  tu  n'aurais  pas  quitté,  au  bout  d'un 
mois,  ne  fût-ce  qu'une  minute,  le  pays  dont  tu  me  parlais 
tout  à  l'heure  pour  en  occuper  un  autre.  —  Ce  n'est  pas 
moi  qui  ai  été  le  cheicber.  —  Alors,  il  a  fait  invasion 
chez  toi? —  Justement.  —  Fat!  —  Je  te  jure!  —  Tu  m'in- 
trigues! —  Tu  es  bien  heureux  d'être  intrigué.  —  Je  ne 
suis  venu  ici  que  pour  cela.  —  Pourvu  que  tu  ne  le  sois 
jamais  comme  je  l'ai  été,  cest  tout  ce  que  je  te  souhaite. 

—  Tu  as  donc  été  intrigué  ici,  toi?  —  Oui.  —  Souvent? 

—  Deux  fois.  —  Et,  sérieusement?  —  Je  le  crois  bien.  — 
Conte-moi  cela?  Moi,  je  n'ai  encore  trouvé,  au  bal  de 
l'Opéra,  que  des  femmes  qui  me  prenaient  le  bras,  me 
disaient  mon  nom,  prétendaient  nvavoir  rencontré  sur  le 


_  il  -_ 

boulevard  ou  au  spectacle,  et  terminaient  là  leur  réper- 
toire, de  sorte,  qu'en  me  quittant,  elles  ne  me  laissaient 
pas  plus  d'espérances  que  de  souvenirs.  —  Oh!  moi,  c'est 
autre  chose.  —  J'écoute!  —  Tu  sais  que  le  bal  de  l'Opéra 
est  le  rêve  des  collégiens?  —  Oui.  —  De  sorte  qu'étant  au 
collège,  c'était  mon  rêve  aussi;  un  samedi  soir,  je  par- 
viens à  m'échapper;  je  mets  un  costume  de  Turc  et  j'arrive 
ici,  je  comptais  passer  une  nuit  délirante.  —  Ce  qui 
prouve  encore  que  le  collège  est  un  séjour  d'illusions.  — 
J'arrive,  et,  contre  mon  attente,  je  ne  m'amuse  pas. 
J'étais  seul,  an  milieu  de  gens  que  je  ne  connaissais  pas 
et  de  femmes  qui  me  faisaient  rougir,  et  j'étais  occupé  à 
me  dire  que  cette  escapade  n'aurait  d'autre  résultat  que  de 
me  faire  mettre  trois  mois,  sans  doute,  en  retenue,  lors- 
que je  sentis  un  bras  qui  prenait  le  mien  et  une  femme,  en 
costume  de  débardeur  qui,  d'une  voix  fort  douce  et  que 
voilait  à  peine  un  masque  à  barbe  de  velours  noir,  me 
demanda  pourquoi  je  paraissais  m'ennuyer  tant  au  milieu 
de  la  joie  générale. 

Je  l'examinai;  elle  avait  le  pied  mignon,  la  main  fine, 
les  cheveux  noirs;  je  pris  le  bras  qu'elle  m'offrait  et  je  lui 
offris  de  danser;  elle  accepta. 

—  Tu  sais  ce  que  c'est  qu'un  collégien  ;  j'étais  plein  de  re- 
connaissance  pour  cette  femme  qui  avait  bien  voulu  venir 
à  moi,  quand  moi  je  n'eusse  pas  osé  aller  à  elle,  et  mon 
imagination  de  dix-sept  ans,  faisant  le  reste,  je  fus  con- 
vaincu que  ce  masque  couvrait  un  visage  à  faire  pâlir  celui 
de  la  Vierge  à  la  chaise,  et  ce  costume,  des  formes  à  faire 
oublier  celles  de  la  Vénus  deMilo. 

Je  dansai  toute  la  nuit. 

Je  tournais  au  Richelieu,et  je  mettais,  à  avoir  l'adresse 
de  mon  inconnue,  une  insistance  sous  laquelle  on  n'eût 
jamais  deviné  un  élève  de  seconde,  lorsqu'elle  me  tint  à 
peu  près  ce  langage. 

—  J'ai  confiance  en  vous. 

Je  poussai  une  exclamation  de  joie. 

—  Dites-moi  votre  nom?  ajouta-t-elle.  —  Je  le  lui 


—   12  — 

dis.  —  Seriez-vous  parent  du  député  de  ce  nom?  —  Oui. 
—  Il  est  très-influent?  —  Oui. —  Eh  bien!  dit-elle,  écri- 
vez sur  ce  morceau  de  papier,  elle  déchira  une  feuille  de 
papier  blanc  d'un  portefeuille  et  me  tendit  un  crayon  :  que 
vous  vous  engagez,  sur  l'honneur,  à  faire  tout  ce  que 
vous  pourrez  pour  me  rendre  le  service  que  je  vous  de- 
manderai demain. 

Cette  circonstance  ajoutait  encore  aux  charmes  de  la 
rencontre  en  y  mêlant  du  mystérieux. 

J'étais  jeune,  je  pris  le  crayon,  le  papier,  et  j'écrivis  ce 
qu'elle  me  demandait. 

—  Et,  où  vous  verrai-je  demain?  —  Au  passage  de 
l'Opéra,  me  dit-elle.  —  Pourquoi  pas  chez  vous?  lui  dis- 
je  du  ton  le  plus  câlin  que  je  pus  trouver.  —  Vous  mon- 
trerez-vous  digne  de  cette  confiance?  —  Je  vous  le  pro- 
mets. —  Eh  bien  Vieille  rue  du  Temple,  numéro  32. 
J'avoue  que  l'adresse  me  fit  une  certaine  impression, 
et  l'ange  que  j'avais  rêvé  me  fit  l'effet  d'avoir  voulu  dégui- 
ser un  peu  trop  sa  divinité;  enfin,  j'étais  trop  avancé  pour 
reculer,  puis  la  maison  pouvait  être  belle  malgré  la  rue, 
l'appartement  beau  malgré  la  maison  et  la  femme  joliemal- 
gré  l'appartement.  Je  pris  donc  radresse,'et,  sans  avoir  pu 
obtenir  que  mon  inconnue  me  montrât  ses  traits,  je  quittai 
le  bal. 

Je  m'en  allai  chez  le  costumier,  je  repris  possession 
de  mes  habits  civils,  et,  ne  pouvant  ni  me  présenter  chez 
mes  parents,  ni  me  rendre  ù  mon  collège,  j'entrai  dans  un 
restaurant,  de  cet  air  insolentque  donne  une  bonne  fortune. 


Mademoiselle  Aiuanda. 


A  deux  heures,  je  m'acheminai  vers  la  vieille  rue  du 
Temple.  Je  montai,  à  cet  effet,  dans  un  cabriolet  qui  mit 


—  13  — 

environ  une  heure,  le  temps  que  la  malle  met  à  faire  quatre 
lieues,  pour  me  conduire  à  mon  rendez-vous. 

Je  dois  à  la  vérité  de  dire  que,  devant  cette  maison 
noire  et  de  désillusionnante  apparence,  je  fus  sur  le  point 
de  fuir,  ni  plus  ni  moins  que  ces  conscrits  qui,  sur  lechamp 
de  bataille,  aiment  mieux  risquer  de  se  faire  fusiller  que 
de  se  battre. 

Cependant,  comme  tout  le  long  de  la  route  j'avais  raconté 
mon  aventure  à  mon  cocher,  car  rien  ne  provoque  l'ex- 
pansion comme  la  joie,  et  Tindiscrélion  comme  le  cocher 
de  remise,  une  fausse  honte  me  prit  et  je  franchis  le  seuil 
de  cette  maison. 

Le  dehors  était  laid,  le  dedans  était  hideux. 

J'avançai  encore. 

J'avais'  déjà,  à  cette  époque,  le  caractère  résolu  qui 
est  mon  pliw  bel  ornement. 

Je  cherchai  la  loge  du  portier,  je  ne  la  vis  pas,  je 
la  sentis. 

Elle  était  comme  un  nid  de  hibou,  perchée  dans  l'an- 
gle de  l'escalier  le  plus  tortueux  qu'on  pût  voir. 

Une  tète  parut  au  carreau,  la  seule  tète  qui  pût  con- 
venir ù  cette  loge;  je  te  laisse  à  penser  ce  qu'elle  était 

—  Mademoiselle  Amanda,  demandai-je.  —  Au  cin- 
quième! me  répondit  une  voix  aigre  faite  pour  la  tète 
comme  la  tête  pour  la  loge.  Au  cinquième,  vous  prendrez 
le  corridor  à  droite,  vous  tournerez  à  gauche,  et  c'est  la 
quatrième  porte  après  la  seconde  fenêtre. 

Je  priai  l'homme  de  répéter,  mais  le  cerbère,  qu'il 
était,  il  aboya  et  ne  répéta  pas. 

Je  tâchai  de  rassembler  les  détails  de  cette  indication 
et  je  montai,  ce  qui  était  encore  plus  diflicile  que  je  ne 
m'y  attendais. 

Un  instant  j'eus  l'idée  de  me  cacher  dans  l'escalier  le 
temps  nécessaire  pour  que  mon  cocher  crût  à  la  réalité 
de  ma  visite,  mais  je  m'aperçus  bientôt  que  si  la  vue, 
l'ouïe,  le  toucher  et  le  goût  y  consentaient,  le  cinquième 
sens  s'y  refusait  obstinément. 


—  44  — 

Je  me  dis  qu'on  pouvait  trouver,  après  tout,  une  beauté 
sous  les  toits,  et  une  vertu  dans  une  mansarde. 

J'arrivai  ainsi  au  quatrième  étage;  je  croyais  que  le 
portier  s'était  moqué  de  moi,  car  il  me  semblait  que  l'es- 
calier finissait  là,  lorsque  mes  yeux,  s'habituant  peu  à 
peu  à  l'ombre,  je  découvris  une  sorte  d'antre,  dans  le 
genre  de  celui  par  lequel  Virgile  fait  descendre  Dante  aux 
Enfers. 

J'entendis  du  bruit,  je  jetai  un  regard  de  commiséra- 
tion à  la  victime  qui  n'était,  peut-être  encore,  qu'au  pre- 
mier étage,  et  je  me  précipitai  dans  le  conduit  qui  devait 
me  mener  à  la  porte  de  mon  inconnue. 

Arrivé  au  faîte  de  l'escalier,  mon  embarras  fut  grand. 
Les  indications  du  concierge  commençaient  à  se  brouiller 
dans  ma  tète  par  suite  des  nombreuses  émotions  qui 
avaient  accompagné  mon  ascension.  Je  me  trouvais,  non 
pas  sur  un  carré,  mais  dans  un  carrefour,  une  allée  à 
droite,  une  à  gauche,  une  en  face,  une  derrière;  on  eiit 
dit  l'étoile  de  la  Porte  verte  qui  se  trouve  au  commence- 
ment de  la  foret  de  Saint-Germain;  enfin  je  t'épargne  le 
restant  de  mes  douleurs  pour  ne  pas  t'arraclier  trop  de 
larmes,  et  je  te  dirai,  seulement,  qu'après  avoir  compté 
les  fenêtres  et  les  corridors,  j'arrivai  à  la  porte  de  ma 
bicn-aimée  myslérieuse. 

Je  frappai  avec  un  battementdecœur  et  me  disant  que 
s'il  y  a  une  justice  au  ciel  j'allais  en  avoir  ma  part,  et 
que  j'avais  droit  d  obtenir  ma  récompense  où  j'étais,  c'est- 
à-dire  à  mi-chemin  du  ciel. 

Je  frai>pai  donc. 

Une  petite  vieille  avec  des  cheveux  blonds  et  six  dents 
de  moins  sur  le  devant  de  la  bouche,  vint  m'ouvrir. 

—  Je  n)o  trompe,  sans  doute,  madame,  lui  dis-je,  — 
Qui  demandez-vous,  monsieur?  me  dit-elle. 

Un  frisson  glaça  mon  sang;  il  me  sembla,  dans  la 
bouche  de  cette  duègne,  reconnaîti'e  la  voix  douce  de  mon 
débardeur. 

—  Mademoiselle  Amanda,  répondis-je.  —  C'est  ici, 
fit-elle;  et  elle  referma  la  jiorle. 


—  15  — 

Je  respirai,  elle  n'avait  pas  dit  .  c'est  moi. 

Je  jetai  un  regard  sur  la  chambre,  cherchant,  avec  une 
perspicacité  qu'avaient  encore  augmentée  mes  pérégrina- 
tions dans  les  cinq  étages,  une  seconde  porte  qui  condui- 
sît à  une  seconde  chambre,  mais,  si  perçant  que  fût  mon 
regard,  je  ne  découvris  rien. 

La  petite  vieille  m'offrit  une  chaise;  je  m'assis,  elle  en 
fît  autant  et  sembla  attendre  que  je  lui  adressasse  la  pa- 
role. 

Je  ne  savais  que  dire. 

La  position  était  affreuse. 

J'aurais  donné  mon  oncle  pour  ne  pas  être  venu. 

J'allais  dire  quelque  chose,  lorsqu'en  regardant  le  lit, 
j'aperçus  par  hasard  le  costume  de  débardeur. 

—  Elle  est  sortie,  pensai-je,  et  cette  vieille  est  chargée 
de  me  recevoir;  d'ailleurs  mon  inconnue  est  brune  et  celle- 
ci  a  dû  être  blonde. 

Cette  découverte  me  donna  du  courage,  et  dans  la  joie 
que  cette  supposition  me  causait,  je  m'écriai,  comme  si 
j'avais  supposé  que  mon  interlocutrice  dût  être  sourde: 

—  Mademoiselle  Amanda?  —  C'est  moi,  monsieur. 
J'avais,  dans  ma  vie,  reçu  bien  des  coups  de  poing 

sur  la  tête,  mais  je  n'en  avais  jamais  reçu  de  celte  force-là. 

Je  faillis  m'évanouir. 

Je  fus  rappelé  à  la  vie  par  ces  paroles,  dites  avec  le 
ton  de  la  prière: 

—  Monsieur,  vous  êtes  homme  d'honneur?...  — Oh! 
soyez  tranquille,  madame,  m'écriai-je.  —  Et  vous  ne 
voudriez  pas  trom])er  une  pauvre  femme?...  — Je  m'en 
garderai  bien.  —  Ah!  c'est  bien!  cela!  monsieur,  et  Dieu 
vous  récompensera. 

Et  elle  me  regardait  avec  attendrissement. 

J'étais  dans  la  position  la  plus  ridicule  où  un  homme 
puisse  se  trouver.  Je  tournais  mon  chapeau  dans  tous  les 
sens  et  je  me  représentais  le  bienheureux  moment  où 
j'allais  enfin  revoir  la  figure  de  mon  cocher. 

—  Pardon!  Madame!  dis-je  enfin,  mais  c'est  bien  vous 


—  16  — 

qui  étiez  hier  au  bal  de  l'Opéra?  —  Oui,  monsieur.  — En 
débardeur.  —  Oui,  monsieur.  —  Qui  m'avez  donné  votre 
adresse?  —  Moi-même.  —  Et  qui  m'avez  fait  signer  un 
papier?  —  Que  voici.  —  C'est  étrange!  —  Que  trouvez- 
vous  d'étrange  là  dedans?  —  C'est  que  cette  nuit  vous 
étiez  brune. 

Amanda  se  leva  et  me  montra  sur  le  lit  une  perruque 
noire,  que  je  n'avais  pas  vue. 

J'étais  confondu,  ma  dernière  espérance  m'échappait. 

—  Je  cache  mes  cheveux  pour  ne  pas  être  reconnue, 
et  ne  pas  me  compromettre. 

Je  ne  répondis  rien. 

—  Tous  vos  doutes  sont-ils  levés?  —  Oui,  madame, 
lui  dis-je  d'un  ton  morne  quoique  résigné.  —  Vous  pa- 
raissez triste?  —  Au  contraire,  je  suis  on  ne  peut  plus 
heureux.  —  Merci  de  ce  mot,  jeune  homme,  il  me  donne 
l'espérance  que  vous  ne  m'abandonnerez  pas.  —  Que 
puis-je  faire  pour  vous,  madame?  —  Vous  pouvez  faire 
mon  bonheur. 

Je  crus  qu'elle  allait  me  demander  de  l'épouser. 
Je  frissonnais. 

—  Comment  me  trouvez-vous,  monsieur?  me  dit-elle. 

—  Mais,  madame,  je  vous  trouve  fort  bien.  —  El  croyez 
vous  que  l'on  puisse  s'occuper  de  moi  sans  rougir?  — 
Certainement.  —  Eh  bien,  monsieur,  il  faut  que  vous  vous 
occupiez   de  moi 

—  Je  suis  prêt. 

Tu  ne  peux  te  figurer  tout  ce  que  ce  mot  renfermait  de 
dévouement  et  d'abnégation. 

—  Monsieur,  me  dit-elle,  vous  devez  comprendre  que 
ce  que  j'ai  fait  hier  est  en  dehors  de  mes  habitudes,  et 
que  je  ne  suis  pas  une  femme  de  bals  masqués. 

Je  fis  un  signe  qui  indiquait  mon  assentiment. 

—  Mais  j'ai  tant  souffert —  Que  vous  avez  voulu, 

interrompis-je,  et  c'est  bien  naturel,  vous  donner  une 
distraction. — Non,  monsieur,  vous  vous  trompez,  je 
n'étais  pas  au  bal  de  rOprra  par  plaisir,  mais  pour  afiai- 


—  i7  — 

res.  — Ah!  vraiment.  —  Oui,  monsieur.  —  Je  ne  m'ex- 
plique pas... — Vous  allez  comprendre,  monsieur.  Lors- 
que vous  êtes  Tenu  ici,  vous  avez  sans  doute  cru  à  un  de 
ces  rendez-vous  comme  on  en  donne  tant,  au  bal  de  l'O- 
péra, rendez-vous  d'amourettes.  —  Je  l'avoue.  —  Vous 
vous  êtes  trompé. 

Je  respirai  plus  librement. 

—  Permettez-moi  une  question,  madame,  pourquoi  ce 
costume  de  débardeur?  —  Parce  que  ce  costume  me  faci- 
litait les  moyens  d'obtenir  ce  que  je  n'ai  jamais  obtenu 
sous  d'autres.  Ainsi  il  est  probable  que  si  vous  n'aviez 
pas  cru  trouver  une  jeune  et  jolie  femme,  vous  ne  fussiez 
pas  venu;  et  si  vous  aviez  supposé  que  ce  costume  cachât 
une  femme  de  mon  âge,  vous  n'auriez  même  pas  pris  le 
bras  que  je  vous  offrais.  —  0ht  madame.  —  Il  fallait 
donc  que  je  vous  attirasse,  et  comme  j'ai  votre  parole 
écrite  que  vous  ferez  tout  pour  m'accorder  ce  que  je  vous 
demanderai,  je  veux  que  vous  connaissiez  l'histoire  de 
mes  malheurs. — Pardon,  madame,  interrompis-je,  mais 
je  crois  que,  sinon  la  bonne  volonté,  du  moins  le  temps 
me  manquera;  si  vous  permettiez,  je  prendrais  congé  de 
vous  et  je  reviendrais  un  autre  jour. 

Tu  comprends,  mon  cher,  que  j'étais  loin  de  m'en- 
Ihousiasmer  à  l'idée  que  j'allais  écouler  la  narration  des 
infortunes  de  la  vieille  Amanda,  qui  me  paraissait  tout 
bonnement  folle.  Puis  comme  j'étais  sûr  d'être  au  moins 
trois  mois  aux  arrêts  pour  cette  belle  équipée  qui,  comme 
tu  le  vois,  avait  un  si  beau  résultat,  je  me  disais  que 
pendant  ce  temps  mon  inconnue  mourrait  probablement 
de  vieillesse. 

Malheureusement  j'étais  tombé  en  de  bonnes  mains; 
elle  ne  me  lâcha  pas,  et  il  fallut  entendre,  ni  plus  ni  moins 
que  si  j'avais  été  à  la  chambre  et  que  mon  oncle  eût 
parlé. 

Je  me  résignai  :  si  la  volonté  rend  fort,  la  résignation 
rend  sublime. 

Certes,  si  sévère  que  fût  le  proviseur,  s'il  avait  su  ce 

lA   VIE    A    VIFGT    ANS.  2 


—  18  — 

que  je  subissais,  il  n'eùl  pas  exigé  d'autre  punition,  j'en 
suis  bien  sûr. 


Confldences. 


Avant  de  le  faire  le  récit  des  infortunes  d'Amanda,  je 
veux,  mon  ami,  que  tu  sois  bien  pénétré  des  miennes,  et 
que  tu  comprennes  la  position  d'un  homme  qui  s'est  cru 
en  bonne  fortune,  qui  depuis  huit  heures  vit  d'espérance 
et  d'illusion,  et  qui  finit  par  être  pris  dans  un  pareil  tra- 
quenard. 

—  Monsieur,  me  dit  la  réalité  de  mon  rêve,  figurez- 
vous  que  je  suis  née  en  1780. 

Nous  étions  en  1840,  et  elle  cachait  au  moins  dix  ans. 
Je  te  laisse  à  penser  combien  cet  aveu  me  toucha. 

—  Mon  Dieu,  madame,  lui  dis-je  avec  une  assez 
grande  envie  de  rire,  qu'il  me  fallut  le  souvenir  de  ma 
position  pour  calmer,  j'ai  déjà  eu  l'honneur  de  vous  dire 
que  je  suis  attendu;  vous  serait-il  indifférent  de  commen- 
cer votre  histoire,  dans  ce  siècle-ci,  à  moins  que  vos 
malheurs  ne  vous  aient  prise  au  berceau.  —  Monsieur, 
me  répondit-elle  d'un  air  piqué,  il  est  probable  que  si  la 
femme  était  jeune  et  jolie,  vous  ne  lui  feriez  pas  une  sem- 
blable observation.  —  Je  vous  ferai  seulement  remar- 
quer, madame,  que  si  la  femme  était  jeune  et  qu'elle  me 
racontât  son  histoire,  il  est  probable  que  celte  histoire  ne 
commencerait  pas  en  1780,  et  ne  promettrait  pas  de  durer 
ce  que  probablement  durera  la  vôtre,  je  n'aurais  donc  pas 
besoin  de  lui  faire  l'observalicn  que  je  me  suis  permise. 

Je  voyais  venir  le  moment  où  elle  allait  me  faire  une 
véritable  scène,  c'eût  été  plus  original  qu'amusant,  et  je 
préférai  m'en  abstenir. 

Je  croisai  les  bras  cl  j'écoutai. 


—  19  — 

—  Eh  bien,  monsieur,  reprit  mon  adversaire,  comme 
lu  le  comprends,  nous  cessions  d'èlre  amis,  je  passerai 
ma  jeunesse,  quoiqu'il  m'eût  été  bien  doux  de  vous  com- 
muniquer mes  rêves  de  jeune  fille,  et  je  commencerai  le 
récit  de  ma  douloureuse  existence  à  partir  seulement  de 
mon  mariage.  Je  me  mariai  en  98.  —  Si  jeune!  m'écriai- 
je,  en  voyant  que  je  ne  gagnais  que  dix-huit  ans  à  ce  sur- 
sis. —  Oui,  monsieur,  du  restej'étais  assez  jolie,  fit-elle 
d'un  ton  sec,  je  vous  prie  de  le  croire,  pour  me  marier  à 
cet  âge-là.  — r  Je  n'en  doute  pas,  madame.  —  Je  vous  fais 
seulement  cette  observation,  monsieur,  parce  que  depuis 
que  je  veux  bien  vous  faire  connaître  les  secrets  de  ma 
vie,  vous  paraissez  prendre  à  tâche  de  m'interrompre, 
c'est  sans  doute  pour  me  faire  parler  plus  longtemps.  — 
Oh!  madame,  pouvez-vous  croire  à  une  pareille  idée  de 
ma  part,  on  voit  bien  que  vous  ne  me  connaissez  pas.  — 
Enfin,  monsieur,  vous  êtes  venu,  et  je  ne  vous  ai  pas  forcé 
de  venir.  —  Au  contraire.  —  Alors  veuillez  m'écouler. 

Comme  il  n'y  avait  pas  moyen  de  faire  autre  chose,  je 
consentis. 

—  Je  me  mariai  donc  en  98,  à  un  jeune  homme  de 
dix-neuf  ans;  c'était  un  mariage  d'amour,  nous  nous  ai- 
mions malgré  nos  parents.  —  Comme  Roméo  et 
Juliette.  —  Vous  dites,  monsieur?  —  Je  dis  :  comme  Ro- 
méo et  Juliette.  —  Je  ne  comprends  pas,  fit  Amanda 
d'un  ton  piqué.  —  C'étaient  aussi  deux  jeunes  gens  qui 
s'aimaient,  malgré  leurs  familles. 

Amanda  fit  un  mouvement  de  mauvaise  humeur  et  re- 
prit avec  un  soupir. 

—  C'était  un  mariage  d'amour,  nous  nous  aimions  à 
la  folie,  nous  étions  si  jeunes  tous  deux!  Nous  n'avions 
pas  une  grande  fortune:  moi  je  n'avais  rien;  Anatole, 
c'est  le  nom  de  mon  mari,  ne  pouvait  rien  obtenir  de  ses 
parents,  de  sorte,, . —  De  sorte  que,  non-seulement  vous 
n'aviez  pas  une  grande  fortune,  mais  encore  vous  étiez 
dans  la  plus  profonde  misère.  —  Oui,  monsieur,  vous 
avez  deviné. — Cen'étail  pas  dilïicile.  Continuez. madame, 
ronliiinez. 


—  20  — 

J'espérais  par  ces  fréquentes  interruptions  irriter 
Amanda,  et  me  faire  mettre  à  la  porté,  mais  je  vis  que 
ce  moyen  ne  me  réussissait  pas  et  je  résolus  de  ne  plus 
l'employer  que  pour  me  distraire. 

—  Nous  nous  aimions  tant,  me  dit-elle,  que  nous  ou- 
bliions dans  les  bras  l'un  de  l'autre  le  côté  matériel  de 
la  vie.  Il  y  a  même  un  monsieur  qui  faisait  des  vers  bien 
jolis  à  cette  époque-là  et  qui  m'en  fit  quatre  que  je  me 
rappelle  encore,  voulez-vous  que  je  vous  les  dise?  —  Inu- 
tile, madame,  d'autant  plus  que  la  connaissance  de  ce 
grand  poëte  de  1798,  quoique  ce  fût  un  présage  de  grandes 
infortunes,  ne  me  paraît  qu'un  des  petits  malheurs  de 
votre  existence.  —  Il  y  avait,  continua  Amaiida,  un  an  à 
peu  près  que  nous  savjourions,  Anatole  et  moi,  les  dou- 
ceurs de  l'hymen  :  je  me  sers  de  l'expression  de  ce  poëte 
qui  est  devenu  académicien  et  qui  s'appelle...  —  Le 
nom  n'ajoute  rien  à  l'expression  qui  est  charmante,  fis-je 
en  m'inclinant.  —  Quand  un  malin  Anatole  sortit  pour 
aller  acheter  du  tabac;  lorsqu'il  revint  j'étais  bien  changée. 
—  Lorsqu'il  revint  d'acheter  du  tabac?  —  Oui.  —  11  re- 
vint donc  bien  tard? —  Seize  ans  après. —  Seize  ans 
après!  m'écriai-je. —  Oui,  monsieur.  —  Comment,  c'est  à 
vous,  madame,  qu'est  arrivée  cette  aventure,  dis-je  à 
Amanda,  ne  pouvant  contenir  le  rire  qui  me  débordait.  — 
Oui,  monsieur,  fit-elle  avec  un  soupir.  —  C'est  très-cu- 
rieux! —  Vous  connaissiez  celte  histoire?  —  Parfaite- 
ment. —  Eh  bien,  monsieur,  je  vous  le  répète,  c'est  a  moi 
que  celte  aventure  est  arrivée.  —  Ceux  qui  me  l'ont  ra- 
contée, dis-je  alors,  ii'ont  jamais  pu  m'en  dire  la  fin,  je 
redouble  d'attention.  Qu'avait  fait  votre  mari  pendant  ce 
temps?  —  Il  avait  suivi  Bonaparte,  dont  il  était  fanatique; 
il  avait  été  à  Austerlitz  où  il  avait  reçu  la  croix,  en  Russie 
où  il  avait  e-u  les  pieds  gelés,  à  Waterloo  où  il  avait 
laissé  un  bras,  c'est  dans  cet  état  qu'il  me  revint,  mon- 
sieur. —  Il  était  encore  plus  changé  que  vous,  alors.  — 
Je  ne  le  reconnus  pas,  lorsqu'il  se  présenta  chez  moi; 
j'étais  avec  le  poêle  dont  je  vous  ai  parlé  tout  à  l'heure, 


-  21  — 

je  me  levai  et  je  m'apprêtais  à  faire  une  révérence  pour 
un  étranger,  lorsque  ce  monsieur  me  dit  :  «  —  On  dirait 
votre  époux,  chère  Amanda.  » 

Il  était  méconnaissable,  monsieur;  au  lieu  de  cette  jolie 
figure  imberbe  qui  le  faisait  ressembler  5  Phœbus,  c'est 
ainsi  que  s'exprimait  le  poëte,  je  revoyais  une  sorte  de 
dieu  Mars,  c'est  toujours  l'expression  de  monsieur... 

Elle  allait  me  dire  le  nom  de  son  poëte,  lorsque  je  l'in- 
terrompis; j'avais  un  parent  éloigné,  et  dont  je  m'éloignais, 
qui  était  académicien,  et  je  tremblais  qu'elle  ne  me  nommât 
ce  parent. 

—  Mon  époux,  continua-t-elle,  était  manchot;  sa  fi- 
gure, rougie  par  les  fatigues  et  le  vin,  était  traversée  d'un 
coup  de  sabre;  de  grandes  moustaches  en  forme  de  cro- 
chets lui  descendaient  aux  deux  côtés  de  la  bouche,  et  il 
s'installa  chez  moi  en  jurant  à  faire  trembler  les  vitres. 

J'étais  confondue  :  cependant  toute  au  bonheur  de  le 
revoir,  je  me  jetai  dans  ses  bras. 

—  Dans  son  bras,  voulez-vous  dire. —  Oui,  monsieur, 
reprit  Amanda  en  souriant  de  cette  mauvaise  facétie;  il 
me  repoussa  :  je  l'appelai  mon  Anatole  chéri,  il  ne  me 
répondit  pas;  je  lui  fis  des  reproches,  alors  il  me  battit, 
et  depuis  ce  jour-là,  il  n'a  pas  cessé...  —  De  vous  battre? 

—  Oui,  monsieur.  —  Il  vit  donc  encore?  —  Oui,  mon- 
sieur. —  I!  est  à  Paris?  —  Oui,  monsieur.  —  Et  il  de- 
meure ici?  —  Oui,  monsieur. 

A  ce  dernier  :  oui,  monsieur,  je  me  levai  et  m'apprêtai 
à  sortir. 

—  Où  allez-vous?  s'écria  Amanda,  en  me  barrant  la 
porte.  —  Je  m'en  vais!  —  Pourquoi?  —  Anatole  me  fait 
peur.  — Et  vous  m'abandonnez? —  Parfaitement.  —  C'est 
affreux!  —  Votre  mari  va  rentrer.  —  Eh  bien!  —  S'il  me 
trouve  ici...  —  Après?  —  Il  croira...  —  Que  croira-t-il? 
fit-elle  en  écartant  les  mains  comme  la  Vierge  immaculée 
des  médailles  d'argent.  —  Ce  qui  n'est  pas.  —  Il  sait  que 
vous  êtes  ici.  —  Il  le  sait!  —  Oui.  —  Qui  le  lui  a  dit? 

—  Moi.  —  El  pourquoi  le  lui  avez-vous  dit?  —  Pour  l'a- 


—  22  — 

paiser  et  le  faire  sortir.  —  Je  ne  comprends  plus.  — 
Rasseyez-vous,  jeune  homme,  cl  vous  comprendrez. 
Je  me  rassis,  Amanda  en  fit  autant. 


Anatole. 


—  A  compter  du  moment  de  son  retour,  reprit-elle,  la 
maison  conjugale  devint  un  enfer.  Quand  il  apprit  que 
l'empereur  était  h  Sainte-Hélène,  il  entra  dans  une  telle 
fureur  que  ne  se  contentant  plus  de  me  battre,  il  battit  le 
poëte  qui  cessa  de  venir  nous  voir,  ce  qui  nous  retira  nos 
dernières  ressources;  car  il  était  aussi  charitable  que 
grand.  Lorsque  l'empereur  mourut,  cela  causa  à  Anatole 
une  telle  impression  qu'il  fit  un  esclandre  dans  le  quartier, 
et  que  pendant  trois  mois  il  alla  en  prison. 

En  vain  j'ai  postulé  pour  le  faire  entrer  aux  Invalides; 
on  a  des  griefs  contre  lui,  à  cause  de  ses  opinions  trop 
exagérées. 

Ajoutez  à  cela  qu'il  boit  tout  ce  que  je  gagne  et  que 
tous  les  jours  il  rentre  ivre  mort  quand  il  rentre;  enfin, 
monsieur,  termina  Amanda  en  pleurant,  sauvez-moi. 

Je  crus  qu'elle  voulait  se  faire  enlever  et  je  ne  répon- 
dis pas. 

—  Vous  ne  me  dites  rien,  fît-elle. — Que  puis-je  vous 
dire,  madame? — Comment,  vous  voyez  une  pauvre  femme 
qui  souffre  et  se  roule  à  vos  pieds,  et  vous  ne  faites  rien 
pour  consoler  cette  pauvre  femme. — J'ignorais,  madame, 
que  vous  fussiez  aussi  malheureuse,  et  ce  costume  dans 
lequeljevous  ai  vue  cette  nuit. — C'est  Anatolequi  me  le  fait 
porter. — Anatole? — Oui,  monsieur. — Quel  intérêt  a-t-il? 
—  Il  m'a  dit  :  Il  faut  que  lu  obtiennes  un  emploi  qui  nous 
fasse  vivre  puisqu'on  m'en  refuse  un  à  moi.  Mets-toi  en 
débardeur,  c'est  le  goût  ^du  jour,  et  va  au  bal,  jusqu'à  ce 


—  25  — 

que  lu  trouves  un  député,  les  députés  peuvent  tout;  alors, 
avec  nos  dernières  ressources  j'ai  acheté  un  costume,  une 
perruque  et  un  masque,  et  depuis  le  commencement  de 
l'hiver  je  cours  les  bals  sans  pouvoir  rencontrer  le  député 
qu'il  me  faut.  Enfin  hier,  monsieur,  je  vous  ai  vu;  vous 
aviez  l'air  distingué;  le  costume  de  Turc  que  vous  por- 
tiez a  excité  ma  confiance;  j'ai  dit  :  Voilà  un  jeune  homme 
naïf;  j'ai  pris  votre  bras. 

Quelque  chose  me  disait  que  vous  seriez  mon  sauveur; 
vous  m'avez  dit  votre  nom,  j'ai  su  que  votre  oncle  était 
député,  et  je  suis  rentrée  dans  ma  chambrette,  pleine  d'es- 
pérance. J'ai  réveillé  Anatole,  je  lui  ai  donné  vingt  sous 
pour  aller  boire,  et  je  lui  ai  dit  la  rencontre  que  j'avais 
faite  et  la  visite  que  j'attendais. 

Il  va  rentrer,  monsieur,  et  si  je  n'ai  pas  une  réponse  à 
lui  donner,  il  me  tuera,  sauvez-moi. 

—  Mais  que  faut-il  faire?....  — En  me  faisant  obtenir 
un  bureau  de  tabac. 

Comprends-tu  cette  conclusion,  mon  ami  :  aller  au  bal 
en  Turc,  croire  à  une  bonne  fortune,  et  le  lendemain,  lors 
qu'on  espère  trouver  au  lieu  du  rendez-vous,  au  moins 
une  grisette,  trouver  une  vieille  femme  qui  vous  demande 
un  bureau  de  tabac,  et  un  vieux  troupier  qui  se  jette  à  vos 
genoux  et  complique  ce  tableau  touchant. 

Car  j'oubliais  de  te  dire  qu'au  moment  où  la  vieille 
m'avait  demandé  son  bureau  de  tabac,  le  vieil  Anatole  qui 
depuis  quelques  instants  sans  doute  écoutait  derrière  la 
porte,  s'était  précipité  dans  la  chambre  et  s'était  jeté  à 
mes  pieds,  avec  ces  larmes  d'attendrissement  que  donne 
l'ivresse,  et  ne  cessant  de  me  répéter  : 

—  Jeune  homme,  vous  qui  étiez  en  Turc,  et  qui  avez 
un  oncle  député,  ne  nous  abandonnez  pas. 

Je  te  laisse  à  penser  où  j'aurais  voulu  être. 

Je  relevai  Anatole  qui  semblait  pleurer  toute  l'eau  qu'il 
aurait  pu  mettre  dans  son  vin  et  qui  se  tenait  assez  mal 
sur  ses  pieds  gelés  en  Russie. 

Je  fis  rasseoir  Amandi,  j'eus  l'air  d'essuyer  une  larme 


—  24  — 

avec  mon  mouchoir  et  je  promis  à  Anatole  et  à  sa  femme 
de  m'occuper  d'eux. 

—  Ce  que  tu  te  gardas  bien  de  faire,  dis-je  à  Emma- 
nuel. —  Non,  ce  que  je  fis.  Au  moment  où  j'allais  m'en 
aller,  Anatole  me  prit  à  part  et  me  dit  :  Monsieur,  je  n'ai 
pas  encore  manj^  d'aujourd'hui,  |)rèlez-moi  vingt  francs; 
je  lui  donnai  une  jiif-ce  dor,  ii  la  regarda  longtemps  et  dit 
d'un  air  dédaigneux  :  C'est  un  Louis  XVIII.  —  N'en 
voulez-vous  pas,  lui  dis-je,  dans  l'espérance  que  ses  opi- 
nions me  feraient  rentrer  dans  ces  .vingt  francs  qui  me 
représentaient  les  dictionnaires  que  j'avais  vendus  pour 
aller  au  bal.  —  J'aurais  mieux  aimé  un  napoléon,  me 
dit-il  en  mettant  le  louis  dans  sa  poche,  mais  je  vais  le 
changer  tout  de  suite  pour  n'avoir  pas  de  remords. 

Et  il  s'apprêta  à  sortir. 

Amanda  s'approcha  alors  de  lui  en  lui  disant  d'un  ton 
piteux  : 

—  Si  tu  emportes  tout,  avec  quoi  ferai-je  à  dîner?  — 
Avec  les  restes  d'hier.  —  Hier  nous  n'avons  pas  diné.  — 
Silence  alors  et  serre  ta  robe,  fit  Anatole  en  levant  la  seule 
main  qu'il  avait  sur  Amanda;  je  l'arrêtai  au  milieu  de  son 
geste,  il  me  dit  :  —  Voyez-vous,  petit,  faites-lui  avoir 
son  bureau  de  tabac  et  croyez  Anatole,  ne  vous  mariez 
jamais.  Les  (emmes  ça  ruine  les  hommes. 

Et  d'un  pas  chancelant,  après  m'avoir  donné  une  éner- 
gique poignée  de  main,  il  descendit  tant  bien  que  mal  les 
cinq  étages  que  j'avai<?  eu  tant  de  peine  à  monter. 

Je  restai  seul  avec  Amanda. 

La  pauvre  femme  m'attristait,  je  m'approchai  d'elle,  je 
lui  donnai  le  dernier  louis  qui  me  restait,  et  je  lui  dis  :  Je 
penserai  à  vous. 


Conclusion. 

Je  rentrai  au  collège,  mon  escapade  était  connue,  je  fus 
chassé.  Mon  père  me  gronda  fort,  mais  la  tempête  paler- 


—  25  — 

nelle  s'apaisa  comme  toutes  les  tempêtes.  Je  racontai  mon 
aventure  à  mon  oncle,  qui  fit  entrer  Anatole  aux  Inva- 
lides et  obtint  un  bureau  de  tabac  pour  sa  veuve. 

Je  dis  sa  veuve,  car  à  peine  Anatole  élail-il  entré  aux 
Invalides  d'où  il  sortait  encore  pour  venir  piller  la  caisse 
de  sa  femme,  qu'un  soir  en  rentrant  ivre  comme  toujours, 
il  se  laissa  choir  si  violemmeut  dans  un  fossé  qu'il  ne 
s'en  releva  plus. 

—  Amen,  fis-je.  —  Voilà  ma  première  histoire.  —  Et 
Amanda?  —  Amanda  vit  toujours  au  sein  des  délices  et  de 
son  bureau  de  tabac. 

Tu  me  connais  assez  pour  comprendre  qu'après  un 
pareil  début  je  jurai  de  m'absîenir  éternellement  du  bal  de 
l'Opéra. 

—  Bah!...  Où  crois-tu  donc  être  aujourd'hui?  —  Au- 
jourd'hui, c'est  autre  chose,  j'y  suis  par  ordre.  —  Et 
l'ordre  te  vient?  —  Du  domino  que  tu  as  vu.  —  Du  pays 
étranger?  —  Justement,  et  maintenant,  adieu!  —  Tu  t'en 
vas?  —  Oui.  —  Et  ma  seconde  histoire?  —  Celle-là,  je  la 
garde.  —  Pourquoi?  —  Elle  est  trop  longue.  —  Mauvaise 
raison.  —  Tu  es  trop  bavard.  —  C'est  tout  ce  qui  t'ar- 
rête? —  Oui.  —  J'écoule!  alors. 

Mon  ami  ne  put  s'empêcher  de  rire  de  cette  conclusion, 
et,  m'emmenant  hors  du  foyer,  il  me  dit  : 

—  Allons  souper;  de  cette  façon,  tu  prendras,  en  même 
temps,  la  nourriture  du  corps  et  celle  de  l'esprit.  —  Ton 
histoire  est  donc  instructive?  —  Très-instructive;  c'est 
une  esquisse  de  femme.  —  Dépêchons,  alors.  —  Mais, 
tu  me  jures  de  te  taire.  —  Plus  que  jamais. 

Voici  ce  qu'il  me  conta  : 


Causeries. 

—  Tu  sais,  me  dit  Emmanuel,  lorsque  nous  nous 


—  26  — 

fûmes  installés  devant  le  perdreau  traditionnel  des  sou- 
pers de  la  Maison  d'Or;  tu  sais  que  je  ne  mens  jamais? 

—  Je  le  sais.  —  L'histoire  que  lu  veux  que  je  te  conte 
est  donc  en  tous  points  vraie,  quoique  invraisemblable. 

Du  reste,  comme  j'ai  eu  Ihonneur  de  te  le  dire,  ce  n'est 
qu'une  esquisse  et  non  un  tableau,  c'est  un  simple  inci- 
dent de  ma  vie,  sans  commencement  ni  fin,  et  qui  n'aura 
qu'un  mot  pour  développement. 

—  Mon  cher,  dis-je  alors  à  Emmanuel,  je  ne  voulais 
pas  venir  au  bal  de  l'Opéra,  je  ne  sais  quoi  m'y  a  poussé, 
la  Providence,  sans  doute,  puisque  je  t'y  ai  vu;  je  complais 
m'ennuyer  comme  on  s'ennuie  à  ce  bal  :  non-seulement 
je  rencontre  un  ami  que  jaime,  mais  un  ami  qui  a  deux 
histoires  inédites,  et  tu  veux  que  je  lâche  cet  ami  avant 
d'en  avoir  exprimé  ces  deux  histoires  depuis  le  premier 
mot  jusqu'au  dernier;  cela  ne  se  peut,  cher  ami,  cela  ne 
se  peut  :  résigne-toi  donc  et  raconte.  —  Je  commence. 

—  Je  suis  tout  oreilles.  —  Un  jour,  fit  Emmanuel,  je 
cherchais  des  appartements...  —  Ah  bien!  dis-je  à  mon 
ami,  voilà  une  histoire  qui  commence  comme  une  que  je 
connais.  —  Cher  ami,  si  tu  m'interromps  comme  j'inter- 
rompais Amanda,  je  laisse  là  le  perdreau  et  l'histoire,  et 
je  m'en  vais.  —  Je  ne  dis  plus  rien.  —  Un  jour  donc  je 
cherchais  des  apparlements,  et,  chose  bizarre,  j'en  trou- 
vai un  tel  que  je  le  désirais,  rue  Neuve-des-Malhurins, 
au  quatrième,  vue,  d'un  côté  sur  des  jardins,  de  l'autre 
sur  la  rue. 

A  cette  époque,  j'étais  fort  triste.  Je  quittais  un  appar- 
tement où  j'avais  été  très-heureux,  où  je  revoyais,  chaque 
jour,  la  trace  des  choses  passées  et  qui  ne  devaient  plus 
revenir;  ce  qui  m'attristait  comme  la  vue  d'un  écrin  où 
il  n'y  a  plus  de  bijoux,  ou  d'une  bourse  où  il  n'y  a  plus 
d'argent. 

J'étais  amoureux,  mon  pauvre  ami,  et  amoureux 
comme  on  l'est  toujours,  trop  tard  ou  trop  tôt.  Tu  sais 
combien  le  collège  fausse  le  cœur,  tu  sais  quelles  mau« 
vaises  études  on  y  fait  et  quelles  sottes  théories  ou  y 


—  27  — 

puise.  Tout  jeune  homme  qui  sort  du  collège  est  scep- 
tique par  genre,  et  pense  qu'il  n'y  a  d'élégant  et  de  spi- 
rituel au  monde  que  les  gens  qui  ne  croient  ni  à  Dieu  ni 
aux  femmes.  Il  s'est  imbu  de  ces  tristes  leçons  dans  la 
lecture  de  Voltaire,  si  célèbre  dans  la  Henriade  et  la  Pu- 
celle,  un  mauvais  poëme  et  un  infâme  livre:  j'étais  donc 
comme  tous;  je  voyais  ce  monde  à  travers  les  grilles  du 
collège  et  je  le  croyais  beau,  mais  je  le  voyais  aussi  à 
travers  les  récits  de  mes  camarades,  et,  alors,  je  le 
méprisais. 

Tu  connais  ces  camarades  débauchés  et  vicieux,  aux 
yeux  cerclés  de  bleu,  aux  joues  amaigries,  à  la  mine 
débraillée. 

Lorsqu'ils  sortent  le  dimanche,  au  lieu  d'aller  dans 
leur  famille,  s'ils  en  ont,  ou  d'aller,  s'ils  n'en  ont  pas,  à 
la  campagne  voir  les  arbres  et  les  fleurs,  cette  famille 
éternelle  du  cœur  et  de  l'esprit;  tu  sais  où  ils  vont,  et, 
le  lendemain,  se  faisant  les  apôtres  du  vice  et  de  la  cor- 
ruption, ils  jettent,  dans  l'àme  de  ceux  à  qui  ils  parlent, 
les  théories  infâmes  dont  je  te  parlais  tout  à  l'heure. 

Ils  ne  connaissent  les  femmes  que  dans  certains  quar- 
tiers et  à  partir  d'une  certaine  heure,  et,  pour  eux,  toute 
la  race  se  réduit  à  cette  espèce;  ceux  qui  croient  toutes  les 
femmes  semblables  à  leur  mère  et  à  leur  sœur  ont  peine  à 
se  convaincre  qu'il  y  ait  au  monde  des  êtres  comme  ceux 
dont  ils  entendent  parler.  Ils  s'étonnent  d'abord,  puis,  peu 
à  peu,  ils  s'habituent  à  ce  langage,  et  ils  attendent  le  lundi 
avec  impatience  pour  avoir  le  récit  de  quelque  orgie  et  de 
quelque  débauche,  récit  qui  use  leur  cœur,  énerve  leurs 
sens  et  fatigue  leur  esprit. 

Je  suivais  la  loi  commune.  Le  lundi  matin  je  me  mê- 
lais au  groupe  de  fidèles  qui  écoutaient  leurs  oracles  et 
j'emportais  ma  large  part  de  scepticisme  et  de  dégoût. 

Lorsque  je  sortais,  j'insultais  les  femmes  dans  la  rue 
et  je  me  regardais  comme  un  grand  débauché,  quoiqu'une 
voix  secrète  me  répétât  sans  cesse  qu'il  est  mal  d'insulter 
ceux  qui  sont  faibles  et  que  la  femme,  le  vieillard  et  l'en- 
fant doivent  être  sacrés  pour  le  fort. 


—  28  — 

Une  fois  sorti  du  collège,  je  crus  que  ces  magnifiques 
théories  allaient  faire  de  moi  quelque  Bassompicrre,  quel- 
que Lauzun,  quelque  Richelieu  du  dix-neuvième  siècle. 
Je  regrettais  cette  époque  où  Marie  de  Médicis  était  la 
maîtresse  du  premier,  madame  de  Montespan  du  second, 
et  mademoiselle  de  Valois  du  troisième,  et,  enfin,  j'étais 
fort  étonné  que,  même  les  vertus  les  moins  farouches  me 
repoussassent  rudement  lorsque  je  me  présentais  avec  des 
façons  de  caserne  ou  de  collège,  ce  qui  est  à  peu  près  la 
même  chose. 

Cependant,  j'eus,  j'allais  dire  quelques  bonnes  fortunes, 
quoique  ce  ne  soit  guère  le  nom  qu'on  puisse  donner  à 
ces  sortes  d'amours  faciles,  qui  s'écoulent  toujours  entre 
le  dîner  de  la  veille  et  le  déjeuner  du  lendemain,  et  qui 
ne  laissent  pas  plus  de  traces  dans  notre  cœur  que  l'oiseau 
ne  laisse  de  trace  dans  l'air. 

Ces  liaisons  achevèrent  mon  éducation  et  confirmèrent 
mes  théories. 

Pourtant,  je  dois  avouer  que  j'avais  quelquefois  remar- 
qué, sur  le  visage  de  ces  jeunes  femmes  qui  passent  pour 
indiffcrenles  et  plus  souvent  pour  vicieuses,  qui,  pour 
vendre  convenablement  leur  amour,  sont  forcées  de  l'en- 
velopper de  gaieté  et  de  sourires,  j'avais  cru  remarquer, 
dis-je,  parfois,  certaines  teintes  mélancoliques  qui  me 
semblaient  le  dernier  reflet  de  lueurs  passées  et  le  der- 
nier regret  d'un  bonheur  disparu.  A  cette  époque,  je  n'ap- 
profondissais pas  ces  sortes  de  contrastes.  Je  ne  voyais, 
dans  la  tristesse  des  femmes,  qu'un  résultat  des  nerfs  ou 
qu'un  manque  d'argent,  et  je  m'en  allais  presque  toujours, 
n'étant  ni  médecin  ni  banquier,  et  attendant,  pour  reve- 
nir, que  les  nerfs  se  fussent  calmés  ou  que  la  caisse  fût 
remplie. 

Depuis,  quoique  je  ne  sois  pas  encore  un  grand  huma- 
nitaire ni  un  grand  philosophe,  j'ai  bien  changé  sur  le 
compte  de  ces  pauvres  filles  livrées  par  la  misère,  cette 
conseillère  puissante,  à  une  vie  de  prostitution  et  de  mé- 
pris. Certes,  je  ne  me  fais  pas  l'apologiste  de  la  débauche 


—  29  — 

et  du  vice;  certes,  il  y  a  parmi  les  courtisanes  des  natures 
basses  et  des  cœurs  avilis,  dans  lesquels  jamais  n'est  des- 
cendu ni  ne  descendra  un  rayon  d'amour  ou  d'espérance, 
et  qui  ressemblent  à  ces  antres  mystérieux  et  sombres, 
peuplés  de  reptiles  et  où  jamais,  depuis  six  mille  ans,  n'a 
pénétré  un  rayon  de  soleil:  mais  il  y  en  a  d'autres  dont  la 
gaieté  n'est  que  de  la  fièvre,  dont  l'indifférence  n'est  qu'un 
mensonge,  de  pauvres  créatures  qui  s'étourdissent  le  plus 
qu'elles  peuvent,  et  que  l'on  fait  pleurer  en  leur  parlant 
d'innocence,  d'amour  et  de  famille,  trois  choses  qu'elles 
n'ont  jamais  connues  et  qu'elles  ne  doivent  jamais  con- 
naître. Ainsi,  moi,  j'ai  vu,  lorsqu'il  m"arrivait  de  parler 
de  ma  mère  et  de  mes  sœurs  devant  ces  pauvres  filles, 
lorsque,  par  hasard,  sans  y  penser,  je  nommais  les  êtres 
chastes  cl  sacrés  dont  notre  berceau  s'entoure  et  dont 
notre  cœur  s'emplit,  lorsque  enfin  je  soulevais,  aux  regards 
de  ces  créatures  abandonnées,  un  coin  du  voile  qui  leur 
cache  les  bienfaits  de  la  famille  et  du  foyer,  je  les  voyais 
jeter  leurs  yeux  sur  moi  avec  envie,  rêver,  puis,  sans  dire 
un  mot,  laisser  tomber  leur  tête  dans  leurs  mains  et  fon- 
dre en  larmes;  et  crois-moi,  tant  que  tu  verras  pleurer 
une  femme,  ne  la  méprise  pas,  car  elle  tient  encore  à  Dieu 
par  quelque  chose,  et  si  elle  n'a  pas  l'àme  de  la  Vierge 
qui  prie,  elle  a  peut-être  le  repentir  de  la  Madeleine  qui 
souffre. 

Eh  bien!  le  même  soir,  cependant,  je  revoyais  ces  fem- 
mes au  bal,  lejfront  couvert  de'fleurs,  le  sourire  à  la 
bouche,  étaler  en  riant  leur  insouciance  et  leur  débauche 
forcée. 

Pardonne-moi,  mon  cher  ami,  cette  longue  digression 
et  revenons  à  mon  aventure. 

J'étais  ce  que  les  grands  parents  appellent  un  mauvais 
sujet. 

Au  milieu,  donc,  de  mes  orgies,  qui  consistaient  à  sou- 
per de  temps  en  temps  et  a  me  cacher  dans  le  fond  d'une 
avant-scène  derrière  quelque  minois  connu,  ce  qui,  pour 
le  bourgeois,  constilut'  le  rcHinement  de  la  corruption. 


—  30  — 

une  femme  s'était  passionnée  pour  moi.  Cette  fois,  c'était 
une  vraie  bonne  fortune. 


Une  femme  aimée. 


J'avais  dix-huit  ans  à  peine  et  mes  théories.  J'avais, 
chez  une  vieille  amie  de  notre  famille,  causé  souvent  avec 
cette  femme  qui,  jeune  et  belle,  gardée  par  son  vieux' 
mari,  me  semblait  un  de  ces  fruits  d'or  du  jardin  desHes- 
pérides  desquels  on  ne  pouvait  approcher. 

Cependant,  je  puis  le  dire  sans  fatuité  puisque  j'ai  le 
résultat  pour  preuve,  il  me  semblait  parfois  que  les  yeux 
de  la  dame  se  fixaient  complaisamment  sur  moi. 

Du  reste,  jamais  je  n'avais  vu,  dans  mes  rêves  de  pein- 
ture, d'amour  ou  de  poésie,  de,  formes  plus  éclatantes. 
Jamais  sur  les  toiles,  qu'elles  fussent  signées  de  TAIbane, 
de  Giorgionne  ou  de  Titien,  jamais  dans  les  statues, 
qu'elles  fussent  de  Phidias,  de  Canova  ou  de  Germain  Pi- 
lou, jamais,  enfin,  dans  les  vers,  qu'ils  fussent  d'Homère, 
d'Ovide  ou  de  Chénier,  je  n'avais  vu  de  déesse  charmante 
aux  yeux  plus  bleus,  aux  cheveux  plus  dorés,  aux  formes 
plus  opulentes.  La  nature  avait  semé,  sur  celle  adorable 
créature,  tout  son  or  et  loules  ses  perles;  ses  cheveux  l'i- 
nondaient de  la  tête  aux  pieds,  et  la  vierge  la  plus  pudi- 
que se  fût  contentée  de  ce  voile;  on  regrettait  la  petitesse 
(le  sa  bouche  qui  ne  laissait  pas  voir  toutes  ses  dents,  et 
lorsque,  après  ses  bras  blancs  et  arrondis,  on  ne  pouvait 
plus  rien  voir  d'elle  que  ses  pieds,  on  s'arrêtait  devant  ces 
deux  merveilles  comme  le  prince  Charmant  devant  la  pan- 
toufle de  Cendrillon. 

Tu  vois  que  je  t'en  parle  avec  un  grand  enthousiasme, 
et  cependant,  h  l'époque  où  je  l'ai  connue,  cet  enthou- 
siasme n'existait  pas.  Au  contraire,  je  me  défiais  de  celte 


—  51  — 

femme,  j'avais  entendu  dire  qu'elle  n'étail  pas  antique 
seulement  par  la  pureté  des  formes,  mais  aussi  par  les 
passions  et  l'excentricité.  On  disait,  pure  calomnie,  que 
ce  corps  de  déesse  recelait  une  âme  de  Messaline  et  qu'elle 
était  guidée  par  les  sens  comme  une  autre  l'est  par  son 
cœur. 

J'étais  jeune,  j'étais  cette  cire  faible  dont  parle  Horace, 
qui  reçoit  facilement  l'empreinte  qu'on  lui  donne. 

Je  me  défiais  donc  de  cette  femme,  et  qui  plus  est,  je 
la  méprisais  presque;  or,  j'ignore  si  tu  le  sais,  mais  on 
n'aime  jamais  une  femme  qu'on  méprise. 

Cependant,  tel  était  le  charme  répandu  dans  tout  son 
être,  que  je  me  sentais  attiré,  malgré  moi,  vers  cette 
femme,  par  une  sorte  d'attraction  physique  qu'augmentait 
encore  cette  vanité  de  vouloir  compter,  au  nombre  de 
mes  maîtresses,  une  femme  dont  d'autres  se  vantaient  et 
dont  je  pourrais  me  vanter  aussi. 

Tu  vois  qu'il  y  avait  déjà,  dans  le-  commencement  de 
cet  amour,  une  pensée  honteuse,  qui  n'était  que  la  consé- 
quence de  ma  première  éducation  et  de  mes  principes 
faussés. 

Je  n'avais  donc,  je  le  répèle,  que  la  moitié  du  chemin  à 
faire,  ma  belle  Messaline  me  paraissant  résolue,  malgré 
ses  petits  pieds,  à  faire  l'autre  moitié. 

Je  me  mis  en  route. 

La  pauvre  femme,  car,  aujourd'hui,  je  la  plains,  ce  qui 
te  prouve  que  je  l'aime  peut-être  encore,  la  pauvre  femme, 
qui  ne  méritait  qu'une  partie  de  sa  réputation,  venait  à 
moi  îvec  le  raisonnement  contraire  à  celui  que  j'avais  en 
allant  à  elle. 

Elle  m'avait  vu  jeune,  elle  avait  cru  trouver  en  moi 
cette  pureté  de  sentiments  et  cette  innocence  de  cœur  dans 
lesquelles  les  femmes,  même  les  plus  perdues,  s'abreu- 
vejit,  se  désaltèrent  et  se  baignent. 

Elle  avait  eu  des  amants,  le  fait  était  incontestable, 
elle  en  avait  eu  même  plusieurs,  le  fait  était  incontesté; 
mais  cela  tenait  sans  doute  à  ro  qu'elle  n'avait  pastrouvé, 


—  32  — 

tout  de  suite,  ce  qu'elle  cherchait,  et  peut-être  cachait- 
elle  encore  dans  le  fond  de  son  cœur  et  m'apporlail- 
elle,  à  moi,  la  virginité  de  son  amour  et  de  ses  impres- 
sions. 

Toujours  est-il  que,  soit  qu'elle  voulût  oublier  le 
passé,  soit  qu'elle  l'oubliât  effectivement,  elle  s'efforçait 
de  donner  à  notre  liaison  des  apparences  virginales  et 
l'entourait  de  fleurs,  de  soleil  et  de  poésie. 

Elle  prêtait  au  drame  que  nous  allions  jouer  un  décor 
charmant;  et  c'était  au  milieu  des  bois  et  de  la  nature  que 
nous  nous  parlions  d'ameur. 

J'étais  jaloux  du  passé  de  cette  femme;  cependant  je  ne 
l'aimais  pas. 

Le  monde  au. milieu  duquel  je  vivais  et  qui,  avant  que 
je  la  connusse,  ne  m'avait  jamais  parlé  d'elle,  peut-être 
parce  qu'à  celle  époque  je  n'avais  aucun  intérêt  à  ce  qu'on 
m'en  pariât,  le  monde,  dis-jc,  par  un  hasard  étrange  et 
quoiqu'i-l  ignorât  notre  liaison,  ne  cessait,  au  milieu  des 
conversations  les  plus  indifférentes,  de  me  répéter  ce 
nom,  et  il  était  rare  qu'il  ne  se  joignit  pas  au  nom  de 
quelque  homme  qui  avait  été  pour  elle,  autrefois,  ce  que 
j'étais;  si  bien  que,  quand  il  m'arrivait  de  me  laisser  en- 
traîner à  des  commencements  d'amour,  le  souvenir  de  ces 
hommes  à  qui  elle  avait  dit,  sans  doute,  les  mêmes 
choses  qu'elle  me  disait,  se  dressait  enire  elle  et  moi,  et 
me  rejetait  dans  mon  sceplicisme  accoutumé. 

J'étais  convaincu  que  l'amour  était  chez  cette  femme, 
non  pas  une  passion,  mais  une  habitude,  et,  cependant, 
lorsque  appuyée  à  mon  bras,  loin  du  monde  qui  me  faisait 
méchant,  au  sein  de  celle  nature  qui  la  faisail  belle,  elle 
levait  sur  -noi  ses  beaux  yeux  bleus,  j'oubliais  un  instant 
que  ces  yeux  avaient  du  se  fixer  sur  dautres,  et,  la  voyant 
si  chaste  dans  le  présent,  je  ne  pouvais  la  croire  coirom- 
pue  dans  le  passé. 

Si  tu  l'avais  vue,  velue  de  blanc,  courant  au  milieu 
des  herbes  et  cueillant  des  fleurs  dont  cllv^  m'apportait  les 
bouqucis  parfumés,  tu  l'eusses  mieux  r oînprise  que  je  ne 


Où    — 

la  comprenais;  notre  nature  égoïste  n'admet  jamais  qu'une 
femme  ait  pu  aimer  un  autre  homme  que  nous,  et  pour- 
tant, ce  sont  souvent  les  femmes  qui  ont  été  le  plus  ai- 
mées que  nous  aimons. 

Le  cœur  est  un  abîme  plein  de  rayonnements  et 
d'ombres,  plein  de  fanges  et  de  fleurs. 

Lorsque  Dieu  voulut  créer  le  premier  homme  et  que 
pour  le  former  il  pétrit  le  limon,  il  mêla,  en  faisant  le 
cœur,  les  diamants  et  la  boue  que  la  terre  recelait.  De 
là  vient  qu'en  fouillant  !q  cœur  de  l'homme  et  de  la 
femme,  on  y  trouve  ces  contrastes  étranges,  devant  les- 
quels le  penseur  effrayé  s'arrête,  jusqu'au  jour  où  la  mort 
venant,  le  diamant  pur  se  dégage  de  la  boue  et,  remon- 
tant au  pied  de  l'alchimiste  divin,  change  de  nom  et  se 
nomme  l'âme. 

C'est  si  vrai  que  je  trouvais  dans  les  paroles  de  cette 
femme,  dans  ses  lettres,  les  sentiments  d'une  jeune  fille  et 
les  élonnements  d'une  fiancée.  Sa  parole  était  chaste,  et 
ses  lèvres  vermeilles  semblaient  s'ouvrir  comme  son  âme, 
pour  la  première  fois,  à  des  mots  d'amour  et  de  plaisir. 

Fuis,  toutes  les  pensées  dans  lesquelles  me  jetaient 
ses  lettres  quotidiennes  s'envolaient  comme  des  oiseaux 
effarouchés,  aux  conseils  de  mes  amis. 

Oh!  les  amis!  me  dit  Emmanuel  en  s'interrompant  lui- 
même,  race  égoïste  et  terrible;  quand  on  pense  qu'il  y  a 
six  mille  ans  que  l'on  décore  de  ce  nom  celle  famille 
d'emprunt  etde  hasard  que  presque  tous  les  hommes  faibles 
se  font,  ces  parasites  du  cœur  qui,  sous  levain  prétexte 
qu'ils  vous  aiment,  conduisent,  dérangent  et  brisent  quel- 
quefois votre  vie. 

Les  amis!  ces  envieux  de  votre  gloire,  de  votre  fortune 
ou  de  votre  femme,  qui,  en  associant  leur  nom  au  vôtre, 
ont  toujours  celle  arrière-pensée  qu'il  leur  en  reviendra 
quelque  chose  et  que  le  monde  leur  supposera,  dans  la 
maison,  la  place  qu'ils  ambitionîienl,  et  que,  comme  Tar- 
tufe, quelquefois  ils  veulent  prendre.  ^ 

Les  amis!  ces  êtres  oisifs  qui  se  font  les  gardiens  de 

l.\   VIE    A    VOGT   A^S,  5 


—  54  — 

votre  honneur,  les  juges  de  votre  conscience,  qui  vous 
marient,  qui  vous  ruinent,  qui  vous  font  battre  et  tuer, 
sans  voire  consentement,  el  qui  se  drapent  après  dans 
celte  phrase  :  j'ai  fait  lout  ce  que  je  devais  faire. 

Aussi  excepté  Oreste  et  Pylade,  ces  pauvres  vieux  qu'il 
faut  conserver  pour  la  comparaison,  on  ne  devrait  jamais 
parler  des  amis  et  l'on  devrait  rayer  ce  mol  de  la  langue. 

Et  d'ailleurs,  l'amitié  est-elle  dans  la  nature  et  Dieu 
n'a-t-il  pas,  en  nous  donnant  la  famille,  l'épouse  et  les 
enfants,  prévu  ce  besoin  de  sympathie  que  l'homme  a  dans 
le  fond  de  son  cœur;  à  moins  qu'elle  ne  soit  déshéritée  du 
regard  du  Seigneur,  toute  créature  humaine  est  accompa- 
gnée, pendant  sa  vie,  d'amis  naturels  qui  ne  doivent  pas 
la  tromper  el  qui  rendent  inutiles  tous  les  amis  fortuits.. 

L'enfant  a-t-il  de  meilleurs  amis  que  sa  mère,  l'homme, 
de  meilleur  ami  que  la  maîtresse  qu'il  aime,  le  vieillard 
de  meilleur  ami  que  ses  enfants,  et,  si  dans  le  courant  de 
sa  vie  il  est  trompé  par  cette  triple  affection,  pourquoi 
vouloir  qu'il  se  fie  à  celle  d'étrangers  qu'il  aura  trouvés  sur 
sa  route  et  qui  n'ont  pas,  comme  la  mère,  l'époux  et  l'en- 
fant, reçu  de  Dieu  la  mission  de  l'aimer. 

La  raison  qui  fera  que  l'amitié  existera  éternellement, 
de  nom  du  moins  et  par  habilude,  c'est  qu'elle  a  l'air  de 
protéger  et  qu'en  protégeant,  elle  domine. 

Or,  la  plus  grande  vanité  de  l'homme,  c'est  la  domina- 
tion. 

Tu  vois  que  j'abusp  des  digressions  et  que,  mauvais 
géomètre,  Je  prends  toujours  la  ligne  courbe  pour  aller 
d'un  point  à  un  autre;  mais  que  veux-tu?  je  ne  puis  ré- 
sister au  besoin  quand  je  tombe  sur  un  paradoxe  accepté 
si  follement  par  les  hommes,  de  crier  contre  ce  paradoxe 
comme  certains  esclaves  criaient,autrefois,contre  les  triom- 
pha leurs. 

Je  sais  que  je  ne  détruirai  pas  plus  une  habitude  reçue 
par  toute  une  société,  que  les  esclaves  ne  détruisaient  le 
faux  triomphateur  soutenu  par  tout  un  peuple;  mais,  au 
moins,  je  protesterai. 


—  55 


Tortures, 

J'avais  donc  des  amis=. 

Or,  ces  amis  auxquels,  auparavant,  je  sacrifiais  toutes 
mes  habitudes,  ne  me  trouvaient  plus  chez  moi  quand  ils 
venaient,  car  presque  toutes  mes  journées  se  passaient  à 
courir  la  campagne  avec  ma  nouvelle  maîtresse  qui  fuyait 
Paris  comme  on  fuit  un  mauvais  rêve. 

Du  reste,  il  faut  reconnaître  aux  femmes,  dans  quel- 
ques classes  que  vous  les  alliez  prendre,  et  quelque  vie 
qu'elles  mènent,  une  soif  éternelle  des  choses  magnifiques 
de  Die,u.  Il  est  bien  peu  de  femmes,  si  perdues  qu'elles 
soient,  si  insensibles  qu'elles  semblent  à  toute  poésie  et 
à  toute  alTection,  qui  ne  se  laissent  persuader  par  le  soleil, 
les  fleurs  et  les  champs. 

L'immensité  delà  plaine  et  le  mystère  des  bois  les  iso- 
lent et  les  relèvent  à  leurs  propres  yeux.  Lorsqu'elles  sont 
au  milieu  d'une  campagne,  tranquille,  silencieuse,  calme, 
les  ombres  de  leur  passé  traversent  un- horizon  si  lointain 
qu'à  peine  si  elles  les  distinguent  et  que,  quelquefois,  elles 
les  oublient.  Il  est  bien  rare,  alors,  qu'elles  n'appartien- 
nent pas,  corps  et  àme,  à  celui  qui  les  accompagne,  et  que 
l'homme  qui  soutient  leur  bras  ne  soit  pas  l'élu  de  leur 
cœur. 

C'est  alors  qu'elles  font  ce  rêve  fantasque  dont  leur  na- 
ture a  incessamment  besoin,  de  se  retirer  avec  l'homme 
qu'elles  aiment  au  fond  de  cette  nature  éclatante  et  mys- 
térieuse à  la  fois,  dont  la  sérénité  est  un  pardon  et  au  mi- 
lieu de  laquelle  elles  mourraient  au  bout  de  quinze  jours 
de  retraite  si  l'homme  était  assez  fou  pour  accepter  ce 
sacrifice. 

Enfin,  mes  amis,  puisqu'il  faut  les  appeler  de  ce  faux 


—  36  — 

nom;  mes  amis  me  torluraienl.  C'étaient  d'incessantes 
questions,  de  continuels  reproches,  de  désolantes  tyran- 
nies; quelques-uns  avaient  pénétré  mon  secret,  qu'avec 
la  vanité  inhérente  à  tout  homme,  je  ne  niais  que  faible- 
ment, et,  attaquant  sans  honte  le  passé  de  cette  femme, 
les  meilleurs  me  blâmaient  et  les  autres  me  plaignaient 
de  mon  choix. 

Quelquefois,  même,  il  m'arrivait  de  me  trouver  avec 
un  ancien  amant  de  ma  maîtresse,  lequel,  ne  l'ayant  au- 
cunement prise  au  sérieux,  la  nommait  devant  moi  de 
son  seul  nom  de  baptême,  et  marchait,  sans  respect,  sur 
ce  nom,  comme  Lauzun  sur  la  main  de  madame  de  Mo- 
naco. 

Les  gens  qui  parlent  ainsi  des  femmes  ne  savent,  sans 
doute,  ni  le  tort  qu'ils  se  font,  ni  le  mal  qu'ils  font  aux 
autres. 

Moi,  qui  voulais  me  mettre  à  la  hauteur  du  siècle,  comme 
disent  les  moralistes,  et  qui,  d'ailleurs,  n'étais  pas  fâché 
d'avoir  une  raison  pour  ne  pas  croire,  je  faisais,  les  lende- 
mains des  jours  où  ces  conversations  avaient  eu  lieu, 
soi'ffrir  horriblement  celle  pauvre  femme. 

Si  tu  savais,  cependant,  comme  tout  concourait  à  me 
faire  une  vie  heureuse  et  comme  j'eusse  été  heureux  si 
j'avais  été  croyant!  A  quoi  bon  douter?  Est-il  au  monde 
une  chose  plus  douce  que  la  foi,  celle  sœur  aînée  de  l'a- 
mour? Est-il,  qu'on  soit  trompé  ou  qu'on  ne  le  soit  pas, 
bonheur  plus  grand  que  celui  d'abandonner  sa  vie  à  la 
volonté  de  la  femme  que  l'on  aime  et  qui,  avec  sa  main 
blanche  et  sa  voix  douce,  vous  conduit  et  vous  conseille? 
est-il  une  volupté  plus  réelle  que  celle  qui  consiste  à  se 
faire  dans  le  cœur  de  sa  maîtresse,  un  abri  mystérieux 
et  parfumé  où  l'on  cache  son  jropre  cœur  et  où,  vivant 
de  la  vie  d'une  autre,  on  n'a  plus  l'ennui  de  vivre,  et  où 
l'on  vit  une  double  vie?  Non  :  eh  bien!  voilà  ce  que  j'a- 
vais et  ce  qu'à  présent  je  n'ai  et  je  n'aurai  plus. 

Je  me  rappelle,  comme  si  cVlail  hier,  nos*  journées  de 
cette  époque,  que  le  regret  me  retrace  plus  charmantes 
encore. 


-  S7  — 

C'était  l'été,  j'avais,  dans  un  des  seuls  quartiers  de  Paris 
où  il  reste  encore  des  jardins,  un  appartement  que  m'a- 
vait choisi  ma  mère  et  que  son  amour  avait  abrité  comme 
un  berceau  et  parfumé  comme  une  chapelle.  A  midi,  je  me 
mettais  à  ma  fenêtre  et  je  voyais,  quelques  instants 
après,  paraître  la  robe  blanche  que  j'attendais.  A  peine 
m'avait-elle  aperçu  qu'elle  hâtait  le  pas,  et  que,  craignant 
qu'on  ne  devinât,  à  la  direction  de  son  regard,  à  qui  elle 
pensait  et  chez  qui  elle  venait,  elle  détournait  la  tète  et 
prenait  un  air  indifférent  que  trahissait,  à  la  dérobée, 
quelque  coup  d'œil  confidentiel. 

Puis,  je  l'entendais  monter  mes  trois  étages,  j'allais  au- 
devant  d'elle,  et  nous  restions  ainsi  deux  ou  trois  heures 
ensemble;  ou  nous  nous  échappions  comme  deux  écoliers 
et,  je  te  le  répète,  nous  allions  courir  dans  la  campagne. 

Les  jours  où  elle  ne  pouvait  venir,  elle  m'écrivait.- 

Tu  vois  que  je  devais  être  heureux,  mais  notre  nature 
humaine  est  si  basse  et  si  ambitieuse  à  la  fois,  qu'elle 
doute  de  tout  et  ne  se  contente  de  rien. 

Lorsque  cette  femme  me  tendait  la  main  et  s'assej'ait 
auprès  de  moi,  au  lieu  de  l'aimer  pour  ce  quelle  faisait, 
au  lieu  de  baiser  ses  petits  pieds  qui,  pour  moi,  quittaient 
leurs  pantoufles  de  velours  et  leurs  coussins  soyeux,  au 
lieu  de  remercier  ce  cœur  que  l'émotion  faisait  battre,  au 
lieu,  enfin,  de  m'agenouiller  devant  cette  créature  belle  et 
douce,  qui  consentait  à  me  faire  connaître,  à  moi,  qu'elle 
eiit  pu  ne  pas  voir,  à  moi,  être  nul  ou  méchant,  les  tré- 
sors de  son  àme  et  les  révélations  de  son  amour,  sais-tu 
ce  que  je  faisais? 

Eh  bien!  comme  ces  enfants  sans  cœur,  qui  prennent 
des  oiseaux  pour  leur  arracher  des  plumes  au  lieu  de  les 
écouter  chanter,  je  torturais  celte  pauvre  créature.  Je  lui 
arrachais,  une  à  une,  les  illusions  qu'elle  se  faisait  sur 
moi,  et,  arrivée  le  sourire  à  la  bouche,  elle  s'en  retour- 
nait les  larmes  aux  yeux  et  la  rougeur  au  front. 

Je  lui  reprochais  lâchement  son  passé;  je  lui  deman- 
dais compte  d'une  vie  qui  ne  m'appartenait  pas  et  je  ré- 


—  58  — 

pondais  par  des  mois  de  mépris  à  ses  caresses  et  à  ses 
baisers;  le  souvenir  des  propos  que  j'avais  entendu  tenir 
la  veille,  la  pensée  que  celte  femme,  que  nul  ne  prenait 
au  sérieux,  se  jouait  peut-être  de  moi,  m'exaspérait,  et 
je  devenais  plus  que  cruel,  je  le  répète,  je  devenais  lâche. 
Elle  se  résignait  à  mes  reproches,  rejetait  sa  tète  dans 
ses  mains  et  pleurait.  Quelquefois,  la  vue  de  ses  larmes 
m'éclairait  un  peu,  je  tombais  à  ses  pieds,  je  lui  deman- 
dais pardon,  et  la  pauvre  enfant,  sans  dire  une  parole, 
me  tendait  ses  joues  mouillées  de  larmes,  et  me  pardon- 
nait toujours. 


Rupture. 

Il  y  avait  à  peu  près  trois  mois  que  les  choses  étaient 
dans  cet  étal,  que  le  matin  elle  m'envoyait  des  fleurs  ou 
une  lettre,  et  que,  dans  le  jour,  elle  venait  causer  ou  tra- 
vailler même,  auprès  de  moi;  lorsqu'un  dimanche,  je 
m'en  souviendrai  toujours,  j'allai  dîner  à  la  campagne, 
chez  un  ami;  et  au  dessert,  la  conversalion  tomba,  soit 
par  hasard,  soit  volontairement,  sur  celte  pauvre  femme. 

Les  jeunes  gens  qui  assistaient  à  ce  dîner  savaient  ou 
ne  savaient  pas  ma  liaison  avec  elle,  je  l'ignore;  tout  ce 
que  je  puis  te  dire,  c'est  que,  pendant  que,  sans  doute, 
elle  pensait  à  moi,  et  que,  toute  au  souvenir  de  la  veille, 
elle  attendait  le  lendemain,  on  s'occupait  beaucoup  d'elle 
à  Saint-Mandé,  où  je  dînais,  et,  celle  fois,  ce  ne  fut  pas 
seulement  du  passé  qu'on  parla,  mais  du  présent. 

Si  sceptique  que  je  fusse,  un  battement  de  cœur  me 
prit  à  l'idée  que  j'allais  apprendre  une  trahison  à  laquelle 
je  m'attendais  par  théorie,  mais  qui,  par  une  impression 
soudaine,  me  sembla  un  malheur. 

En  effet,  un  de  ces  hommes  qui  étaient  là,  aflirma  sur 


■-  59  — 

l'honneur  que,  depuis  huit  jours,  cette  femme  était  la  maî- 
tresse d'un  de  ses  amis. 

Je  pâlis. 

Un  instant,  rapide  comme  la  pensée,  je  voulus  souffle- 
ter cet  homme  d'un  démenti. 

Puis,  cet  orgueil,  qui  fit  chasser  Lucifer  du  paradis, 
s'empara  de  moi,  et  la  crainte  du  ridicule,  si  ridicule  en 
elle-même,  me  rejeta  violemment  dans  le  silence. 

J'écoutai  le  commencement  et  les  détails  de  la  liaison. 

Rien  n'y  manquait,  j'étais  trompé. 

Je  ne  réfléchis  pas,  la  colère  aveugle  tout^j  raison,  que 
ce  récit  qu'on  me  faisait  était  impossible,  et  qu'aux  heures 
où  ma  maîtresse  passait  pour  avoir  des  rendez-vous  avec 
un  autre,  elle  était  toujours  avec  moi. 

Cependant,  je  dissimulai  assez  bien  ce  que  j'éprouvais, 
et  nul,  je  le  crois,  n'eût  pu  dire  en  voyant  mon  visage, 
ce  que  j'avais  au  fond  du  cœur. 

Quel  magnifique  triomphe  je  remportais  là! 

Je  rentrai  chez  moi. 

J'écrivis  à  cette  femme  une  lettre  honteuse.  Je  la  chas 
sais  comme  une  courtisane. 

Cependant,  je  dormis  peu  la  nuit. 

Le  lendemain,  soit  habitude,  soit  pressentiment,  j'at- 
tendais midi  avec  impatience. 

Je  ne  me  mis  pas  à  la  fenêtre,  ou  plutôt,  je  ne  m'y 
mis  pas  visiblement.  Je  fermai  mes  persiennes  à  travers 
les  barreaux  desquelles  mon  regard  plongeait  dans  la  rue. 

Je  la  vis  venir,  non  pas  vêtue  de  blanc  ni  de  rose, 
mais  vêtue  de  noir. 

Elle  regardait  mes  fenêtres  à  la  dérobée. 

Puis  elle  entra  dans  la  maison. 

L'oreillecollée  à  la  porte,  je  l'entendis  monter  l'escalier. 

J'avais  envie  de  la  faire  souffrir  encore  en  ne  lui  ou- 
vrant pas. 

Mes  pensées  se  heurtaient  violemment  et  sans  suite 
dans  mon  esprit.  Mais,  me  disais-je,  si  une  femme  qu'on 
n'aime  pas  vous  bouleverse  ainsi,  dans  quel  état  vous  met 
donc  une  femme  qu'on  aime? 


—  40  — 

J'ouvris. 

Elle  était  paie  comme  une  morte;  elle  passa  devant  moi 
sans  me  dire  un  mot,  avec  un  regard  triste,  mais  fier  à 
la  fois. 

J'allai  à  elle. 

Elle  paraissait  en  proie  à  une  violente  agitation.  On 
sentait  que  la  volonté  seule  l'avait  soutenue  jusque  chez 
moi,  mais  qu'elle  était  au  bout  de  ses  forces. 

Elle  tomba,  plutôt  qu'elle  ne  s'assit,  sur  une  chaise. 

Elle  arracha  les  brides  de  son  chapeau,  et,  fondant  en 
larmes,  elle  couvrit  son  visage  de  ses  mains. 

Je  fus  attendri. 

Mais,  un  spectre  inconnu  se  dressa  entre  cette  femme 
et  moi;  le  sang  me  monta  à  la  tête  et  je  lui  dis  ; 

—  Puis-jè  savoir,  madame,  à  quoi  je  dois  l'honneur  de 
votre  visite?  —  A  la  lettre  infâme  que  vous  m'avez  écrite 
hier,  monsieur,  et  que  je  vous  rapporte,  car  vous  devez 
vous  en  repentir  comme  d'une  lâcheté, —  Je  ne  me  repens 
jamais  de  ce  que  je  fais,  madame,  ne  faisant  jamais  rien 
sans  réflexion.  —  Ainsi,  vous  croyez,  reprit-elle  en  sé- 
chant ses  larmes  tout  à  coup,  vous  croyez  à  ce  que  vous 
m'avez  écrit?  —  Oui ,  madame.  —  Et,  si  je  vous  jurais 
que  c'est  faux?  —  Je  croirais  encore.  —  Et  si  je  vous 
prouvais  que  cet  homme,  dont  vous  m'accusez  d'être  la 
maîtresse,  ne  me  connaît  même  pas?  —  Je  croirais  tou- 
jours. —  Alors,  Emmanuel,  reprit-elle  avec  de  nouvelles 
larmes,  il  eût  été  plus  loyal  de  me  dire  que  vous  ne  m'ai- 
mez pas  et  que,  ne  m'aimant  pas,  vous  ne  voulez  plus 
me  voir;  je  me  serais  peut-être  résignée  en  pensant  que  je 
m'éloignais  de  vous  avec  votre  estime;  mais,  me  chasser 
avec  votre  mépris,  mais,  m'accuser  d'une  trahison  et 
m'écrire  ce  que  vous  m'avez  écrit,  faire  souffrir,  enfin , 
une  femme  qui  vous  aime,  c'est  horrible,  Emmanuel,  et 
un  jour,  je  l'espère,  vous  vous  en  repentirez. 

Tu  ne  peux  te  figurer  la  volupté  que  j'éprouvais  à  voir 
la  douleur  de  cette  femme. 

—  Ne  parlons  pas  de  repentir,  madame,  lui  dis-je, 


__  41  — 

car  qui'  sait  si  l'on  doit  se  repentir  de  n'avoir  pas  aimé 
assez  ou  d'avoir  aimé  trop.  —  C'est  encore  une  insulte, 
n'est-ce  pas?  je  vous  la  pardonne,  Emmanuel,  comme  je 
vous  ai  toujours  pardonné  ;  car  peu  de  jours  se  sont  pas- 
sés, depuis  que  je  vous  connais,  sans  que  vous  me  jetiez 
mon  passé  comme  un  affront  au  visage,  et  comme  un  re- 
mords au  cœur. 

Vous  êtes  encore  jeune,  Emmanuel,  et  vous  ne  con- 
naissez ni  le  bonheur  de  l'amour  ni  la  volupté  du  pardon; 
plus  tard,  vous  aimerez  une  autre  femme  qui  aura  peut- 
être  un  passé  plus  triste  que  le  mien,  c'est  alors  seulement 
que  vous  comprendrez  le  mal  que  vous  me  faites,  et  que 
vous  me  tendrez  la  main  en  me  disant  :  vous  aviez  rai- 
son. 

Ces  paroles  étaient  dites  avec  une  telle  conviclion  que 
je  sentais,  malgré  moi,  la  supériorité  de  celte  femme,  et 
que  je  comprenais  quel  ignoble  rôle  j'avais  pris. 

Si  je  n'avais  écouté  que  mon  cœur,  je  me  fusse  jeté 
dans  ses  bras  en  lui  demandant  pardon;  mais  lorgueil 
parla  plus  haut  et  je  n'écoutai  que  lui.  Je  cherchai  à  me 
convaincre  qu'elle  me  trompait  et  je  m'endurcis  dans  mon 
impassible  méchanceté. 

Elle  me  regardait...  et,  à  travers  ses  larmes,  je  devi- 
nai l'émotion  de  son  cœur. 

Je  profitai  lâchement  de  cet  avantage  et  je  lui  dis  : 

—  Je  vous  remercie  de  votre  morale,  madame,  mais 
je  la  crois  aussi  fausse  que  votre  amour,  et  vous  me  per- 
mettrez de  ne  pas  plus  profiter  de  l'une  que  de  lautre.  — 
Vous  vous  faites  violence  pour  me  dire  de  pareilles 
choses,  Emmanuel,  ou  quelqu'un,  que  je  ne  connais  pas, 
vous  irrite  contre  moi;  revenez  à  vous,  mon  ami,  il  est 
impossible  que  ce  soit  votre  cœur  qui  vous  dicté  de  pa- 
reilles infamies. 

Vous  êtes  bon,  je  vous  ai  vu  souvent  pleurer  au  récit 
d'une  souffrance  et  il  faut  que  quelque  chose  vous  aveu- 
gle pour  que  vous  ne  voyiez  pas  ce  que  je  souffre;  voyons, 
Emmanuel,  dit-elle  en  me  prenant  les  mains,  voyons, 


—  42  — 

avouez-moi  que  c'est  une  épreuve  que  vous  avez  voulu 
faire,  dites-moi  que  vous  vouliez  être  certain  de  mon 
amour,  et  que  vous  ne  m'avez  écrit  cette  lettre  que  pour 
juger  de  mon  cœur  en  voyant  ce  que  je  ferais.  —  Non, 
madame,  vous  vous  trompez,  lui  dis-je;  si  cruelle  que 
soit  cette  lettre,  elle  n'est  que  l'expression  simple  de  ma 
pensée,  et  si  elle  vous  fait  souffrir  aujourd'hui,  moi  j"ai 
souffert  hier.  —  Mais,  ami,  vous  saviez  pourtant  bien  que 
je  ne  vous  trompe  pas.  —  Qui  me  le  prouve?  —  Tout! 
Voyons,  raisonnez  un  peu;  asseyez-vous  auprès  de  moi  : 
dites,  quel  intérêt  ai-je  à  vous  tromper?  pourquoi  vous 
tromperais-je?  êtes-vous  mon  mari,  mon  frère,  mon  fils? 
les  liens  qui  nous  unissent  ne  sont-ils  pas  de  ceux  que  la 
volonté  dénoue  et  que  l'indifférence  brise? 

Si  je  ne  vous  aimais  pas,  qui  me  forcerait  à  venir 
chaque  jour  ici  supporter  vos  colères  sans  raison  et  vos 
mépris  sans  cause! 

Eh  bien,  si  je  viens,  c'est  que  je  vous  aime,  si  je 
viens,  c'est  que  dans  ces  mépris  mêmes  je  trouve  un 
charme,  et  que  je  vous  aime  mieux  avec  vos  colères  qu'un 
autre  avec  son  amour,  c'est  que,  vous  voyant  jeune,  je 
vous  crois  bon,  c'est  que  je  veux,  pardonnez-moi  cette 
vanité,  que  vous  me  deviez  le  bonheur  de  votre  vie,  et 
que,  lorsque  vous  ne  m'aimerez  plus  assez  pour  être  mon 
amant,  vous  m'aimiez  encore  assez  pour  rester  mon  ami. 
Je  sais  bien  à  quoi  je  m'expose  en  étant  la  maîtresse  d'un 
homme  de  votre  âge,  aux  indiscrétions,  aux  dédains,  aux 
infidélités,  me  dit-elle  avec  un  sourire  d'amour  et  de  par- 
don. 

Eh  bien,  si  je  brave  tout  cela,  si  j'humilie  à  vos  pieds 
ma  réputation,  mon  orgueil  et  mon  cœur,  il  faut  pourtant 
bien  qu'il  y  ait  une  raison,  et  comme  je  ne  suis  pas  une 
courtisane,  cette  raison  ne  peut  être  dans  l'intérêt  et  n'est 
que  dans  l'amour. 

Voyons,  ajouta-l-elle,  dites-moi  un  mot,  tendez-moi 
la  main. 

Si  je  ne  vous  aimais  pas,  Emmanuel,  serais-je  ici 
après  la  lettre  que  vous  m'avez  écrite? 


—  i3  — 

N'avais-je pas  mille  prétextes  pour  ne  pas  revenir?... 

Il  n'y  avait  rien  à  répondre. 

Quelque  chose  me  disait  qu'elle  avait  raison,  et,  ce- 
pendant, j'entendais,  dans  le  fond  de  ma  vanité  stupide, 
une  voix  qui  me  criait  :  elle  te  trompe  et  rira  de  toi.  Tu 
n'es  pas  le  premier  homme  qu'elle  aime,  vois  si  elle  se 
souvient  des  autres;  femme  qui  jure,  bouche  qui  ment. 

—  Cependant,  lui  dis-je,  vous  connaissez  cet  homme  dont 
on  vous  dit  la  maîtresse?  —  Oui.  —  Il  vient  chez  vous? 

—  Oui.  —  Souvent?  —  Tous  les  soirs.  —  El  pourquoi? 

—  C'est  un  ami  de  mon  frère,  et  tous  les  soirs,  mon  frère 
dîne  chez  moi.  —  Et  cet  homme  ne  vous  est  rien? — Rien, 
qu'un  ami,  mais  un  ami  dévoué. — Il  n'y  a  de  dévouement, 
chez  les  hommes,  que  quand  il  y  a  amour.  Cet  homme  est 
votre  amant!  — Vous  allez  recommencer  :  mon  Dieu!  par 
quoi  faut-il  donc  jurer  pour  vous  faire  croire?  —  IVe  jurez 
pas;  faites. — Que  faut-il  faire? — Ne  plus  voir  cet  homme. 
— C'est  impossible.  —  Vous  voyez,  dis-je,  en  revenant  à 
mes  doutes.  —  Réfléchissez;  c'est  un  ami  de  mon  frère, 
un  camarade  de  collège  à  lui,  j'étais  encore  en  pension 
quand  je  l'ai  connu;  mon  père  l'aime.  Quel  prétexte  au- 
rais-je  de  ne  plus  le  recevoir  et,  d'ailleurs,  pourquoi  ne 
le  recevrais-je  pius? —  Cet  homme  vous  compromet.  — 
Qui  le  dit?  —  Tout  le  monde?  —  Qui  le  croit?  —  Moi, 
madame,  et  cela  suffît.  —  Vous  êtes  un  enfant.  —  C'est 
possible,  mais  vous  choisirez  entre  l'homme  et  l'enfant, 
entre  l'amant  et  l'ami.  —  Que  voulez-vous  dire?  —  Je 
veux  dire  que  je  ne  permettrai  jamais  un  soupçon,  fùt-il 
injuste,  sur  ma  maîtresse  :  je  dis  que  ce  soupçon,  que  je 
ne  puis  souffleter  sans  vous  compromettre,  devient  une 
réalité  si  vous  ne  m'aidez  à  le  détruire;  je  dis  que,  si  ho- 
norable qu'elle  soit,  je  n'accepte  la  rivalité  de  personne; 
je  dis,  enfin,  qu'il  faut,  ou  que  vous  cessiez  de  revoir  cet 
homme,  ou  que  vous  cessiez  de  venir  chez  moi. 

A  peine  avais-je  prononcé  ces  mots  que,  toute  pâle,  elle 
se  leva;  je  me  repentis,  mais  trop  tard,  de  ce  que  je  ve- 
nais de  dire;  et  je  fis  un  mouvement  pour  me  rapprocher 
d'elle. 


—  44  — 

Elle  étendit  la  main  pour  m'arrêter. 

—  C'est  mal,  Emmanuel,  me  dit-elle;  le  mol  avec  le- 
quel on  chasse  une  femme  qui  vous  aime,  est  un  mol  dont 
le  cœur  se  repenl  toujours.  Adieu! 

Je  baissai  la  tête. 

Il  y  avait,  dans  la  voix  de  la  pauvre  femme,  tant  de 
larmes  et  de  vérité  que  je  commençai  à  comprendre,  et, 
ce  que  je  venais  de  faire  était  si  affreux  que  je  n'osai  même 
pas  en  demander  pardon. 

Je  la  vis  qui,  en  ouvrant  la  porte,  jetait  un  dernier 
regard  sur  moi  pour  que  je  la  rappelasse. 

Je  ne  bougeai  pas. 

Elle  crut,  sans  doute,  que  c'était  de  l'indifférence,  c'é- 
tait de  la  crainte;  et,  je  le  répète,  la  faute  me  paraissait 
si  énorme  qu'il  me  semblait  impossible  de  la  racheter. 

Lorsque  la  porte  se  fut  refermée,  je  voulus  me  con- 
vaincre que  je  venais  d'assurer  mon  bonheur,  et  je  m'é- 
criai : 

—  Enfin,  je  suis  libre. 

Cependant,  je  me  rapprochai  de  la  fenêtre  el  je  vis 
cette  ombre  noire  qui,  au  tournant  de  la  rue,  envoyait  un 
dernier  regard  à  ma  maison. 


li'eau  ne  rctnoute  pas  à  sa  source* 

Je  m'habillai  et  je  sortis. 

Je  rentrai  de  bonne  heure,  demandant  s'il  y  avait  une 
lettre  pour  moi. 

Il  n'y  en  avait  pas. 

J'en  fus  étonné.  Quelle  étrange  chose  que  l'homme! 

Le  lendemain,  même  silence. 

Alors  j'écrivis,  moi,  une  lettre  ou  plutôt  dix  lettres,  car 
je  ne  savais  que  dire.  Les  unes  étaient  pleines  d'excuses, 


—  45  — 

les  autres  pleines  de  reproches;  je  n'en  envoyai  aucune. 

Le  surlendemain,  et  cependant  je  n'aimais  pas  celte 
femme,  je  me  donnai  un  prétexte  pour  passer  sous  ses 
fenêtres. 

J'avais  un  ami,  pas  même  un  ami,  une  connaissance 
que  je  n'avais  pas  vue  depuis  un  an,  et  que  je  n'avais  au- 
cune raison  d'aller  voir,  mais  qui  demeurait  dans  le  même 
quartier  qu'elle. 

J'y  allai. 

Les  fenêtres  devant  lesquelles  je  voulais  passer  étaient 
fermées. 

Je  ne  trouvai  pas  mon  ami,  ou  plutôt  mon  prétexte. 

J'en  fus  enchanté. 

Je  revins  par  la  même  route,  bien  entendu. 

Rien  de  nouveau. 

Deux  jours  se  passèrent  ainsi. 

Le  troisième  jour,  je  reçus  un  petit  paquet  en  ren- 
tranl. 

Il  y  avait  une  bourse  dedans,  et  une  lettre. 

Voici  ce  que  la  lettre  contenait  : 

«  Quand  on  ne  doit  plus  se  revoir,  il  faut  au  moins 
s'acquitter;  recevez,  Emmanuel,  cette  bourse  que  j'avais 
commencée  chez  vous  et  pour  vous,  et  que  j'ai  terminée 
pendant  ces  deux  dernières  soirées;  ce  n'est  pas  un  cadeau, 
c'est  une  dette. 

»  Gardez-la  en  souvenir  d'une  amie  que  vous  auriez  pu 
faire  bien  heureuse  et  que  vous  avez  préféré  faire  triste, 
mais  qui  vous  pardonne  les  heures  douloureuses  qu'elle 
aura  en  faveur  des  heures  joyeuses  qu'elle  vous  doit.  » 

Je  répondis  par  une  lettre  froide,  presque  imperti- 
nente. 

En  sortant,  je  rencontrai  l'individu  qui  avait  certifié, 
devant  moi,  la  liaison  de  ma  maîtresse  avec  un  autre 
homme. 

Je  l'abordai  d'un  air  indifférent  et  le  questionnai  de 
nouveau. 

Il  me  raconta  les  mêmes  choses  et  ajouta  encore, 


—  46  — 

voyant  mon  doute,  que  si  je  voulais  aller  le  soir  même  à 
l'Opéra,  je  verrais  cette  femme  avec  son  mari  et  son 
amant. 

—  Ils  ne  se  quittent  pas,  disait-il. 

Alors,  je  montai  chez  une  de  ces  femmes  dont  je  te 
parlais  tout  à  l'heure  et  qui  ont  toujours  leur  soirée  à  la 
disposition  de  leurs  amis. 

Je  lui  demandai  si  elle  voulait  venir,  le  soir,  à  l'O- 
péra. 

Elle  accepta,  avec  empressement,  comme  bien  tu 
penses. 

Je  savais  où  était  la  loge  d'Henriette,  je  louai  la  loge 
vis-à-vis. 

A  huit  heures  nous  arrivâmes. 

A  huit  heures  et  demie  Henriette,  son  mari  et  l'ami 
arrivèrent. 

Je  t'avouerai  que  j'eus  un  battement  de  cœur  affreux 
en  voyant  se  réaliser  la  prédiction  du  malin. 

Pour  moi,  c'était  presque  une  certitude. 

Elle  était  belle  comme  un  ange,  mais  elle  paraissait 
triste  au  milieu  de  ses  fleurs  et  de  sa  beauté. 

Tout  à  coup  ses  yeux  se  tournèrent  de  mon  côté. 

En  me  voyant  avec  une  femme,  elle  pàlit. 

Je  triomphais. 

Sans  doute,  elle  prétexta  une  indisposition  subite,  car, 
avant  la  fin  du  troisième  acte,  elle  se  leva,  sortit;  et  la 
loge  resta  vide. 

A  compter  de  ce  jour,  je  n'entendis  plus  parler  d'elle 
pendant  environ  trois  semaines.  Tous  les  jours  je  deman- 
dais s'il  y  avait  des  lettres  :  pas  un  mot. 

Cet  oubli  dans  lequel  elle  me  laissait,  cette  indifférence, 
ce  mépris  peut-être,  qu'elle  atfectait  pour  moi,  me  tor- 
turaient affreusement,  et  cette  femme,  que  je  n'avais  pas 
aimée  autrefois,  maintenant  que  je  la  soupçonnais  de  ne 
plus  m'aimeretd'en  aimer  un  autre, explique  cechangemenl 
comme  tu  voudras,  je  l'aimais,  mais  je  l'aimais  à  pleurer 
comme  un  enfant,  à  veiller  comme  un  condamné. 


—  Al  — 

Je  la  cherchai  partout,  mais,  soit  qu'elle  m'évitât,  soit 
qu'elle  eût  quitté  Paris,  je  ne  la  trouvai  plus  nulle  part. 

Ce  que  je  souffrais,  je  ne  puis  te  le  dire. 

Enfin,  un  matin,  je  n'y  tins  plus,  je  lui  écrivis. 

Mais,  je  n'osais  lui  dire  de  venir  chez  moi,  je  n'osais 
me  présenter  chez  elle. 

Je  lui  donnai  donc  un  rendez-vous,  aux  Tuileries. 

—  Venez,  demain,  à  neuf  heures,  sur  la  terrasse  du 
Bord-de-FEau,  lui  écrivais-je,  venez  comme  s'il  s'agissait 
de  la  vie  d'un  homme. 

A  huit  heures  et  demie,  le  lendemain,  j'étais  sur  la 
terrasse. 

A  neuf  heures,  elle  arriva;  elle  était  fort  pâle,  un  peu 
maigrie. 

Elle  vint  à  moi  en  me  tendant  la  main. 

—  Vous  m'avez  fait  grand'peur,  me  dit-elle.  — Pour- 
quoi? lui  dis-je.  —  Votre  lettre  était  si  pressante  que  je 
tremblais  que  vous  ne  fussiez  menacé  d'un  grand  malheur. 

Et  tout  en  me  parlant  ainsi,  elle  marchait  dans  la  di- 
rection de  deux  chaises  isolées. 

—  Si  pressante  que  fût  ma  lettre,  repris-je,  elle  ne 
pouvait  cependant  vous  dire  tout  ce  que  je  souffre.  — 
Vous  souffrez?  —  Oui.  — Et  qui  vous  fait  souffrir  ainsi? 

—  Ecoutez,  Henriette,  depuis  que  je  ne  vous  ai  vue, 
avez-vous  quelquefois  pensé  à  moi?  —  Tous  les  jours. — 
Et  vous  me  méprisiez?  —  Je  vous  plaignais.  —  Croyez- 
vous,  Henriette,  que  quelque  faute  qu'on  ait  commise  on 
puisse  s'en  repentir  et  se  la  faire  pardonner?  —  Je  le 
crois.  —  Même  quand  on  a  insulté  une  femme?  —  Vous 
le  voyez  bien,  puisque  me  voilà.  —  Eh  bien,  Henriette, 
il  faut  que  vous  oubliiez  et  que  vous  pardonniez,  surtout 
les  trois  semaines  qui  viennent  de  s'écouler;  il  faut  que 
vous  me  rendiez  un  peu  de  cet  amour  que  vous  me  don- 
niez tout  entier  autrefois,  ou  je  vous  jure  que  je  ne  sais 
ce  que  je  vais  devenir. 

Un  sourire  triste  passa  sur  les  lèvres  d'Henriette,  sou- 
rire plein  de  regrets,  mais  sans  triomphe,  malgré  la  vic- 
toire qu'elle  venait  de  remporter. 


— C'est  impossible,  me  dit-elle. — Impossible,  m'éeriai- 
je,  ne  m'avez-vous  pas  dit  que  tout  se  pardonnait!  — 
Mais,  j'aurais  dii  ajouter  que  rien  ne  s'oublie,  et  vous 
m'avez  fait  de  telles  blessures  que  je  m'en  ressentirai 
toute  ma  vie,  et  qu'elles  saigneront  tant  que  j'aurai  du 
sang,  —  Que  voulez- vous  dire?  —  Je  veux  dire,  mon 
ami,  qu'à  mon  silence  des  premiers  jours,  silence  qui 
n'était  qu'un  moyen  de  vous  faire  réfléchir  et  de  vous 
rappeler  à  moi,  vous  n'avez  répondu  que  par  de  l'indif- 
férence. 

Je  vous  eusse  encore  pardonné  cependant,  car  à  cette 
époque  je  vous  aimais  encore. 

Je  dis  qu'à  la  lettre  que  je  vous  ai  écrite  et  dans  la- 
quelle tout  honnête  homme  eût  dû  reconnaître  de  l'amour 
et  du  pardon,  vous  avez  répondu  par  une  lettre  honteuse 
et  que  j'ai  déchirée  en  pleurant. 

Cependant,  si  vous  m'eussiez  demandé  à  ce  moment 
ce  que  vous  me  demandez  aujourd'hui,  j'eusse  tout  oublié, 
car  je  vous  aimais  toujours;  mais,  rappelez-vous,  Em- 
manuel, un  soir  que  j'étais  à  l'Opéra,  non  pas  pour  mon 
plaisir,  mais  par  force  et  parce  que  mon  absence  eût 
étonné  celui  qui  a  le  droit  de  s'élonner  de  tout,  un  soir 
que,  toute  à  ma  tristesse,  je  retenais,  au  milieu  des  fleurs, 
mes  larmes  prêtes  à  couler,  je  vous  ai  vu,  dans  une 
loge,  Emmanuel,  vous  que  j'aimais  tant  encore,  vous 
afficher  publiquement  avec  une  femme. 

Vous  ne  savez  pas  tout  le  mal  que  vous  m'avez  fait, 
car,  un  moment,  moment  de  transition  entre  l'amour  et 
l'indifférence,  vous  m'avez  forcée  à  vous  mépriser. 

Ce  que  vous  faisiez  là  était  plus  que  méchant,  c'était 
lâche. 

Aussi,  Emmanuel,  quoique  j'eusse  donné  tout  au 
monde  pour  avoir  la  force  de  supporter  ce  que  je  voyais, 
vous  l'avez  vu,  je  suis  partie...  Si  vous  saviez  ce  que  j'ai 
versé  de  larmes  dans  cette  nuit-là,  et  cependant,  je  sen- 
tais que  je  vous  aimais  encore.  Alors  j'ai  voulu  mettre 
une  barrière  infranchissable  entre  nous,  car,  nous  autres 


—  49  — 

pauvres  femmes,  nous  n'avons  pas  comme  vous  notre 
force  en  nous-mêmes,  nous  perdons  tout  de  suite  la  tète, 
et  nous  nous  soutenons  au  premier  appui  que  notre  main 
rencontre,  cet  appui  dùt-il  nous  brûler  la  main,  alors, 
Emmanuel,  et  voilà  ce  dont,  surtout,  vous  devez  vous 
repentir,  alors... 
Elle  s'interrompit. 

—  Alors!...  repris-je,  tremblant  de  deviner.  — Alors, 
reprit-elle,  les  paroles  qu'on  vous  avait  dites  sur  moi  et 
qui,  je  le  jure  sur  l'honneur,  étaient  fausses,  le  lendemain 
de  cetle  soirée  à  fOpéra,  étaient  vraies. 

«  Vous  voyez,  Emmanuel,  qu'à  compter  d'aujourd'hui 
vous  ne  pouvez  plus  être  qu'un  ami  pour  moi;  mais  tout 
ce  que  l'amitié  peut  faire,  je  le  ferai,  à  quelque  heure  que 
vous  ayez  besoin  de  moi  je  serai  là  et  je  vous  répondrai 
si  vous  m'appelez. 

»  Lorsqu'à  votre  tour  vous  aimerez  une  femme,  con- 
sultez-moi et  je  vous  dirai  ce  qu'il  faut  faire  pour  qu'elle 
vous  aime. 

—  Vous  me  raillez,  madame,  ce  n'est  pas  généreux, 
lui  dis-je.  —  Vous  railler,  pouvez-vous  le  croire,  mou 
ami.  —  Et,  mainlenant,  vous  aimez  cet  homme?  ■ —  Qui 
vous  a  dit  que  je  l'aimais?  —  Et,  cependant,  vous  vous 
êtes  donnée  à  lui. — J'avais  la  certitude  que  vous  aviez  une 
maîtresse.  —  Qui  vous  prouvait  quecette  femme  que  j'ac- 
compagnais fut  ma  maîtresse? — Qui  vous  prouvait  que  cet 
homme  fût  mon  amant?  vous  voyez,  Emmanuel,  que  je 
suis  franche;  c'est  que,  je  vous  le  répèle,  à  partir  de  ce 
moment  il  ne  peut  y  avoir,  entre  nous,  autre  chose  que 
de  l'amitié;  mais,  éternelle  et  sincôre  de  ma  part,  je  vous 
le  jure.  Vous  m'avez,  cent  fois,  signalé  mon  passé  comme 
un  remords,  je^vous  l'ai  toujours  pardonné.  Souvenez- 
vous,  et  je  vous  le  dis  sans  reproche,  car  mainlenant, 
nous  n'avons  plus  rien  à  nous  reprocher  l'un  à  i'aulre, 
souvenez-vous  combien  vous  étiez  cruel  avec  moi,  sou- 
venez-vous combien  de  fois  vous  m'avez  jeté  cetle  pierre 
que,  du  consentement  du  Christ,  personne  n'osa  jeler  à 

LV    VÎT    A    V>:^vT    A^*^.  i 


~  50  — 

la  pécheresse;  eh  bien,  mon  ami,  je  vous  eusse  tout  par- 
donné, car,  dans  vos  offenses  mêmes,  je  pouvais  deviner 
de  la  jalousie,  mais,  je  vous  le  répète,  celle  soirée  à  l'O- 
péra a  brisé  violemmenl  les  derniers  liens  qui  pouvaient 
me  raltacher  à  vous,  el  la  journée  du  lendemain,  les  der- 
niers liens  qui  pouvaient  vous  raltacher  à  moi.  Ainsi 
donc,  Emmanuel,  reprenons  chacun  notre  existence  d'au- 
trefois, c'est  vous  qui  l'avez  voulu. 

»  Redevenez  un  homme  indifîérent,  moi,  ajoula-t-elle 
avec  un  sourire  amer,  une  femme  débauchée;  mais,  em- 
portez de  cet  entretien,  le  dernier  peut-être  que  nous 
aurons  ensemble,  cette  conviction  que  je  n'ai  jamais  aimé 
que  vous  el  que  je  n'en  aimerai  jamais  un  autre.  Mainte- 
nant, adieu,  et  si  jamais  vous  souffrez  et  que  vous  ayez 
besoin  de  moi,  souvenez-vous. 

Et  elle  me  tendit  sa  main  que  je  touchai  machinale- 
ment, et,  sans  ajouter  une  parole,  elle  disparut. 

J'étais  anéanti!  j'aimais  celle  femme. 

Je  rentrai  chez  moi  avec  la  fièvre. 

Je  lui  écrivis  des  folies,  que  sais-je,  moi,  je  lui  rede- 
mandais son  amour,  quand  même  cet  amour  devrait  être 
partagé  avec  un  autre,  je  me  mettais  à  ses  pieds,  à  ses 
ordres;  j'immolais  mon  amour-propre  à  sa  volonté,  je  me 
faisais,  si  elle  le  voulait,  son  esclave,  son  chien,  sa  chose. 

Elle  me  répondit  par  des  lettres  d'une  froide  douceur, 
et  en  me  détaillant,  avec  celte  lucidité  que  donne  l'in- 
dilîérence,  les  impossibilités  d'une  liaison  nouvelle. 

Partout  où  je  savais  rencontrer  Henriette,  j'y  allais,  je 
lui  écrivais  tous  les  soirs  ma  vie  de  chaque  jour,  elle  me 
répondait,  elle  me  donnait  même  des  rendez-vous,  je  la 
voyais  une  heure,  deux  heures,  puis,  j'étais  une  semaine 
sans  la  voir. 

Enfin,  celte  passion  que  j'avais  pour  elle  fil  tant  de 
progrès,  et  son  obstination  à  ne  pas  me  céder  fut  si  réelle 
que  je  tombai  malade...  Je  lui  écrivis  de  me  venir  voir, 
elle  m'écrivit,  mais  ne  vint  pas,  croyant  que  je  lui  ten- 
dais un  piège. 


—  51  — 

Alors,  je  racontai  tout  à  ma  mûre,  qui  me  soignait, 
et,  comme  il  s'agissait  de  la  vie  de  son  enfant,  ma  mère 
alla  trouver  Henriette,  la  suppliant  de  me  venir  voir, 
ne  fût-ce  qu'une  minute  par  jour. 

Oh!  que  l'amitié  des  femmes  est  une  chose  cruelle! 

Henriette  vint,  mon  ami,  me  soignant  comme  ma  mère, 
me  consolant  comme  une  sœur... 

Ce  que  je  souffris,  c'est  impossible  à  dire. 

Enfin,  je  guéris  et  c'est  alors  que  je  déménageai. 

Mais  la  commotion  avait  été  si  violente  que  le  médecin 
ordonna  que  je  partisse  pour  le  Midi. 

Henriette,  au  risque  de  se  compromettre,  m'accompa- 
gna jusqu'à  la  voiture,  me  promettant  de  m'écrire. 

Je  partis. 

Dans  la  première  lettre  que  je  lui  écrivisse  lui  deman- 
dais de  me  répondre  le  mot  qui  devait  me  faire  revenir. 

Elle  me  répondit  une  longue  lettre,  mais  ce  mot  ne 
s'y  trouvait  pas. 

J'avais  comme  un  besoin  d'aimer  qu'il  fallait  que  je 
rejetasse  sur  quelqu'un,  je  crus  que  je  devenais  amoureux, 
à  Naples,  d'une  danseuse  qui  faisait  fureur. 

Je  revins  a  Paris  avec  elle,  et,  comme  je  savais  où 
Henriette  se  promenait  tous  les  jours,  j'affectai  de  me 
promener,  avec  ma  nouvelle  maîtresse  dans  les  mêmes 
endroits  qu'elle. 

Mais,  à  la  première  fois  que  je  la  rencontrai,  elle  me 
salua  de  la  main  et  sans  la  moindre  émotion,  me  fit  com- 
prendre, d'un  geste,  qu'elle  trouvait  ma  maîtresse  jolie  et 
qu'elle  m'en  félicitait. 

Je  crus  que,  le  lendemain,  je  recevrais  une  lettre;  rien. 

Pendant  quelque  temps  je  n  entendis  plus  parler  d'elle, 
mais  comme,  cependant,  elle  me  tenait  toujours  au  cœur, 
j'entrai  un  jour  dans  sa  maison  et  je  demandai  de  ses 
nouvelles. 

On  me  répondit  qu'une  petite  fille  qu'elle  avait  étant 
morte,  elle  s'était  reiirée  à  la  campagne. 

Il  y  a  huit  jours,  environ,  je  l'ai  vue  passer  toute  en 


-  02  — 

deuil;  j'ai  compris  qu'une  grande  douleur  avait,  sinon 
eHacé,  du  moins  remplacé  un  peu  mon  souvenir,  et  les 
autres  émoîions  du  passé. 

Elle  me  fît  un  signe  de  la  main;  et  je  ne  Ta!  plus 
revue.     . 


Adieu, 


A  quelques  jours  de  !à  je  flânais  sur  le  boulevard, 
jouissant  d'un  de  ces  beaux  jours  d'hiver  où  le  soleil  pa- 
raît d'autant  plus  doux  qu'il  est  plus  rv.re,  lorsque  tour- 
nant la  tête  pour  suivre  de  loin  une  de  ces  femmes  aux 
jolis  pieds  que  vous  savez,  et  que  j'aime  tant,  je  me  heur- 
lai  vivement  contre  un  autre  propjeneur  dont  le  rayon 
visuel  avait  dévié  aussi  de  la  ligne  droite,  probablement 
pour  une  cause  semblable. 

Je  me  retournai  au  contact  de  l'éiourdi  qui  embarras- 
sait mon  chemin,  et  je  reconnus  Emmanuel.  Nous  partî- 
mes d'un  éclat  de  rire  et  je  lui  présentai  la  main. 

— Parbleu,  lui  dis-je,  je  te  retrouve  à  propos,  je  revais 
à  tes  dernières  confidences  et  regrettais  vivement  de 
n'avoir  pas  mon  compte.  —  Quel  compte?  —  Le  compte 
de  mes  histoires.  —  Après  tout  ce  que  je  t'ai  dit  tu  n'es 
pas  encore  content?  —  Pas  plus  content  qu'un  iioninie  af- 
famé qu'on  ferait  asseoir  à  une  table  bien  servie,  et  à 
qui  l'on  dirait  après  le  premier  plat  :  allez-vous-en.  — 
C'est  îrès-fialteur,  mais  je  n'avais  pas  le  temps  de  te  ra- 
conter autre  chose.  Je  me  suis  laissé  aller  à  un  incident 
dont  je  t'ai  fait  presque  un  roman,  et  je  crois  que  ce  que 
j'avais  coriHuencé  à  !e  raconîer  serai!  à  peu  près  sans  in- 
térèi  ajM-ès  ce  que  tu  as  entendu  Taulre  soir.  —  iJUs-moi 
en  quatre  mots  ce  que  c'est.  —  Tu  en  as  donc  besoin?  — 
Eh  biciiî  oui;  j'en  ai  bcsoiii.  —  Ah!  malheureux,  lu  vas 


vendre  mes  douleurs  et  mes  souvcHirs  à  ia  page.  —  Jus- 
tement. —  Je  m'en  vais  deux  fois  alors.  —  Ecouie,  mon 
bon  Emmanuel,  fis-je  en  le  retenant  par  le  bras,  tu  m'as 
raconté  deux  cboses  qui  nvont  alléché;  il  doit  naturelle- 
ment y  avoir  dans  la  troisième  une  contre-partie  indis- 
pensable. Je  ne  parle  pas  de  l'histoire  d'Amanda,  qui  n'est 
que  l'exagération  de  ce  qui  arrive  à  tout  collégien  et  que 
je  raconterai  cependant,  mais  entre  Henriette  et  Anto- 
nia,  il  doit  se  trouver  une  troisième  anecdote  qui  me  fera 
un  tout  complet.  —  Tu  crois?  —  J'en  suis  sûr.  —  Tu 
l'es  voué  à  la  carrière  des  lettres,  fil  Emmanuel  en.  me 
riant  au  nez.  —  Oui.  —  Eh  bien!  invente.  S'il  faut  que 
je  fasse  tes  romans,  c'est  moi  l'homme  de  lettres.  —  On 
n'invente  pas,  mon  cher,  on  raconte.  —  Eh  bien,  conti- 
nua Emmanuel,  tu  "as  deux  histoires  auxquelles  il  te  faut 
une  contre-partie?  —  Oui.  —  C'est  comme  si  tu  avais  les 
deux  côtés  d'un  triangle,  le  troisième  n'est  pas  difficile  à 
trouver. — Aussi  n'est-ce  pas  le  sentiment  que  je  cherche, 
mais  le  détail.  Le  type,  je  l'ai,  mais  je  suis  sûr  que  lu  as 
les  incidents  et  ce  sont  les  incidents  que  je  veux.— Expli- 
que-loi. —  Voilà ,  rép!iquai-je  :  Henriette,  c'est  la 
femme  qui  laisse  la  trace  inaltérable  de  son  passage  dans 
le  cœur;  c'est  l'amour,  c'est  la  passion.  —  Bien.  —  An- 
tonia  avec  qui  tu  vis  maintenant  c'est  la  folie  qui  ne 
laisse  guère  de  traces  que  dans  la  poche;  c'est  le  plaisir, 
c'est  l'habitude.—  Très-bien.  —  Maintenant,  pour  que  ta 
vie  soit  complète,  tu  dois  avoir  eu  un  autre  genre  de 
femme.  —  J'écoute.  —  Il  me  manque  pour  mon  tout,  la 
femme  que  l'on  a  vue  une  fois,  que  l'on  ne  revoit  plus, 
qui  ne  laisse  de  souvenir  que  dans  l'esprit,  et  qu'on  ap- 
pelle le  caprice.  Celte  lemme  on  l'a  aimée  pendant  deux 
jours,  comme  lu  as  aimé  nenrielte.  Quand  on  la  rencon- 
tre on  lui  serre  la  main  avec  jdaisir  et  l'on  se  sent  prêt  h 
l'aimer  encore,  car  elle  n'a  ruiné  ni  notre  esprit,  ni  notre 
cœur,  ni  notre  fortune.^  C'est  un  rêve  charmant  qui  a  une 
forme,  ccst  un  lutin  qui  a  un  corps.  Si  j'en  crois  mes 
pressentiments,  la  femme  à  qui  tu  parlais  au  bal  quand  j  i 


—  54  — 

l'ai  aperçu,  est  une  de  ces  femmes-là.  —  C'est  vrai.  — 
Eh  bien,  montons  au  cercle,  allumons  un  cigare  et  raconte- 
moi  ton  aventure  avec  elle.  —  Ecoute,  me  dit  Emmanuel 
en  prenant  la  rampe  de  l'escalier  de  la  maison  dans  la- 
quelle nous  venions  d'entrer,  je  veux  bien  tout  te  conter, 
mais  à  une  condition.  —  Dis.  —  C'est  que  si  tu  publies 
cette  histoire  tu  changeras  les  noms.  — Bien  entendu.  — 
Ce  n'est  pas  tout.  Tu  attendras  que  je  t'écrive  le  moment 
où  je  l'autoriserai  à  la  livrer  au  public.  —  El  pourquoi 
tous  ces  mystères?  —  Parce  que  celte  aventure  sans  im- 
portance dans  ma  vie,  pourrait  être  d'une  grande  impor- 
tance dans  la  vie  de  la  femme  avec  qui  je  la  partage. 

Nous  étions  dans  le  salon  du  cercle,  désert  en  ce  mo- 
ment, nous  nous  jetâmes  sur  le  divan,  et  après  avoir  al- 
lumé nos  cigares  et  nous  être  arrangés  commodément, 
Emmanuel  pour  conter  et  moi  pour  écouter,  je  lui  dis 
avec  un  geste  solennel  : 

—  J'accepte  les  conditions,  parle,  je  l'écoute. 


Une  voisine* 


—  Je  te  disais  donc  que  j'avais  été  prendre  possession 
d'un  petit  appartement,  rue  Neuve  des  Malhurins.  —  C'est 
cela.  —  Je  ne  t'avais  pas  donné  d'autres  détails?  —  Non, 
un  souvenir  t'a  pris  et  t'a  entraîné  à  l'histoire  que  tu  viens 
de  me  conter.  —  Donc  j'étais  fort  triste  quand  je  pris  cet 
appartement.  Je  venais  dêlre  naïade,  el  je  me  croyais 
misanthrope.  J'avais  rompu  avec  les  femmes  et  je  ne  vou- 
lais plus  même  en  entendre  parler. 

Contre  les  habitudes  de  tous  les  jeunes  gens,  je  ren- 
trais de  fort  bonne  heure,  je  montais  tout  de  suite,  je 
lisais  et  lorsque  mon  portier,  car  à  cette  époque  je  ne  me 
permettais  pas  d'autre  domestique,  lorsque  mon  portier 


~  55  — 

venait  le  malin  m'allumer  mon  feu,  je  ne  causais  pas  avec 
lui  et  ne  lui  demandais  aucun  détail  sur  les  gens  de  la 
maison,  ce  qui  étonnait  d'autant  plus  ce  brave  homme, 
que  je  m'étais  souvent  rencontré,  le  soir  chez  lui,  lorsque 
je  prenais  mon  bougeoir,  avec  une  locataire  de  ladite 
maison,  locataire  fort  jolie  et  demeurant  sur  le  même 
carré  que  moi. 

Malgré  ma  résolution  de  célibat,  j'avais  remarqué  cette 
femme,  car  à  làge  que  j'avais,  si  consumé  que  se  croie  le 
cœur,  la  vue  d'une-femme  jeune  et  jolie  y  rallume  toujours 
une  étincelle  qui  le  rallume  quelquefois  tout  entier,  et 
j'avais  même  été  quelquefois  sur  le  point  d'entamer  la 
conversation  avec  ma  voisine. 

Je  la  trouvais  souvent  en  rentrant,  comme  je  viens  de 
le  le  dire,  chez  le  portier,  et  lorsque  j'avais  allumé  ma 
bougie,  elle,  qui  tenait  sa  bougie  tout  allumée  et  qui 
s'était  arrêtée  un  instant  pour  jaser  avec  la  portière  et 
embrasser  l'enfant,  elle  disait  bonsoir  au  portier  et  à  sa 
femme,  comme  si  en  voyant  un  homme  rentrer  se  coucher 
elle  eût  compris  qu'il  devait  être  tard  et  qu'elle  devait 
rentrer  aussi. 

Notre  escalier  était  fort  étroit. 

Il  en  résultait  qu'elle  passait  la  première  et  montait 
lentement  comme  une  femme  qui  sait  qu'elle  a  cinq  étages 
à  monter. 

Moi  qui  venais  derrière  elle,  je  voyais  un  pied  élégam- 
ment chaussé,  une  jambe  fine,  et  je  ne  sais  pas  si  tu  es 
comme  moi,  mais  je  trouve  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  attrac- 
tif dans  la  femme,  c'est  un  pied  petit,  un  bas  de  jambe 
fin,  promettant  de  ne  pas  se  continuer  fin  jusqu'au  genou, 
et  par-dessus  tout  cela  un  bas  bien  blanc  qui  se  perde 
dans  une  bottine  de  soie. 

Ma  voisine  avait  ce  côté  attractif. 

Aussi,  aidé  de  mes  résolutions,  je  lui  avais  quelquefois 
dit  après  le  premier  étage  : 

—  Pardon,  madame. 

Ce  qui  voulait  dire  ; 


—  ai;  — 

—  Veuillez  me  laisser  passer,  et  après  l'avoir  s,nluée, 
j'avais  escaladé  mes  quaîre  derniers  étages  et  j'étais  rentré 
chez  moi.  Pendant  que  je  refermais  ma  porte,  je  l'enten- 
dais arriver  à  la  sienne,  l'ouvrir,  la  fermer  et  tout  était 
dit. 

Mais  il  y  avait  des  jours  où  je  ne  passais  pas  devant  ma 
voisine,  où  la  contemplation  de  ces  deux  petits  pieds  qui 
disparaissaient  chacun  à  son  tour  sur  la  marche  supérieure 
pour  reparaître  avec  un  léger  craquement  de  soie,  m'ab- 
sorbait, et  arrivé  à  notre  cinquième,  nous  nous  trouvions 
ouvrir  nos  portes  ensemble  et  les  refermer  en  même 
temps.  Celte  coïncidence  avait  fait  que  négligemment 
j'avais  jeté  les  yeux  sur  son  appartement  dont  toutes  les 
pièces  se-  commandaient  comme  on  dit,  et  que  j'avais 
aperçu  un  intérieur  assez  confortable  et  qui  ne  rappelait 
en  rien  la  femme  entretenue. 

Il  y  a  trois  choses  par  lesquelles,  entre  parenthèses,  se 
dévoile  la  femme  entretenue,  c'est  la  voix,  la  mise  et  l'ap- 
partement. 

Or  il  était  avéré  pour  moi,  que  ma  voisine  n'était  pas 
une  femme  entretenue.  Ses  petits  pieds  n'en  étaient  donc 
que  plus  dangereux. 

Puisque  j'avais  fort  rapidement,  du  reste,  fait  l'examen 
de  l'appartement  de  celte  femme,  je  devais  avoir  regardé 
son  visage,  je  t'en  dois  donc  l'analyse. 

Elle  était  pâle  et  maigre,  mais  je  crois  qu'on  n'y  per- 
dait rien  pour  cela. 

Permets-moi  une  comparaison  peut-être  bizarre. 

Elle  me  faisait  TefTel  de  ces  longues  et  maigres  bou- 
teilles de  vin  du  Rhin  qui  renferment  une  si  excellente  li- 
queur tandis  que  ces  grosses  bouteilles  fermes  sur  leurs 
bases,  amples  dans  leurs  contours,  insolentes  dans  leur 
ensemble  et  qu'on  appelle  des  litres,  contiennent  un  si 
exécrable  vin. 

Puis  j'étais  convaincu  que  celte  maigreur  du  visage  ne 
se  continuait  pas  toujours.  La  poitrine  était  maigre,  les 
bras  étaient  maigres,  je  le  voyais,  mais  quand  au  lieu  de 


—  57  — 

commencer  à  ëludier  celle  femme  par  la  têîe,  je  l'exami- 
nais à  partir  des  pieds,  je  retrouvais  dans  l'assurance  du 
pied,  dans  le  modelé  de  la  jambe  h  l'endroit  où  le  mollet 
commence,  le  démenti  de  ce  que  faisait  préjuger  le  haut; 
bref,  si  elle  était  maigre  depuis  la  tête  jusqu'à  la  ceinture, 
elle  devait  être  admirablement  faite  depuis  les  pieds  jus- 
qu'aux hanches. 

Ah!  mon  cher,  lu  m'as  demandé  ma  troisième  hiisloire, 
fit  Emmanuel,  je  te  la  donne  avec  tous  les  détails  de  mes 
impressions,  et  tu  auras  besoin  de  ces  détails  quand  tu 
l'écriras,  car  c'est  l'histoire  d'un  caprice  et  non  d'une 
passion. 

Moi,  continua  Emmanuel,  j'aime  assez  les  natures  de 
femmes  dans  le  genre  de  celle  que  j'avais  sous  les  yeux.  Je 
ne  suis  pas  de  ces  sols  qui  disent,  ceux-ci  :  je  n'aime  que 
les  femmes  brunes!  ceux-là  :  je  n'aime  que  les  femmes 
Mondes!  moi  je  n'aime  pas,  mais  je  suis  prêt  à  aimer 
toutes  les  femmes,  comme  j'aime  le  parfum  et  la  forme  de 
toutes  les  fleurs;  et  si  l'on  me  demandait  mon  avis,  je  di- 
rais, abstraction  faite  du  côté  moral,  inconnu  en  amour 
à  beaucoup  de  gens,  je  dirais  que  si  les  femmes  grasses 
sont  pour  le  plaisir,  les  femmes  maigres  sont  pour  la 
volupté. 

En  efTet,  chez  ces  dernières  femmes,  rien  n'arrête, 
rien  ne  tempère,  rien  n'amoindrit  les  impressions  exté- 
rieures. Tout  en  elles  est  répété  avec  l'ardeur  de  la  sen- 
sation immédiate;  pas  de  lenteur,  pas  de  sommeil,  pas 
de  demi-sentiment.  Toutes  les  femmes  ont  le  même  feu^ 
je  le  crois,  seulement  on  n'a  besoin  que  de  toucher  les 
unes  pour  sentir  ce  feu,  et  l'on  a  besoin  de  fouiller  les 
autres  pour  le  découvrir. 

Tu  comprends  donc  que  pour  tout  autre  que  pour  moi, 
ma  voisine  eût  été  un  trésor,  car  elle  réunissait  les  deux 
natures,  j'en  étais  convaincu;  malheureusement  j'avais 
fait  un  vœu  et  je  ne  voulais  pas  en  démordre;  puis,  quoi- 
qu'elle me  plût,  rien  ne  prouvait  qu'elle  voulut  de  moi, 
et  je  ne  me  croyais  pas  disposé  à  faire  longtemps  la  cour 
à  une  femme  insensible. 


—  53  — 

Elle  avait  de  jolies  dents,  les  lèvres  comme  du  sang,  ce 
qui  me  prouvait  que  ma  voisine  était  maigre  et  pâle  par 
nature  et  non  par  abus,  les  yeux  étaient  noirs  et  très- 
cernés,  le  nez  droit,  l'air  distingué. 

C'était  l'hiver. 

Elle  portait  tantôt  un  petit  chapeau  de  feutre,  tantôt 
un  chapeau  de  velours  noir,  un  crispin  de  drap  foncé, 
une  robe  de  soie  brune,  un  manchon;  tout  ce  qu'il  faut 
enfin  pour  être  bien  et  confortablement  mise,  rien  de  ce 
qu'il  faut  pour  être  remarquée.  Pas  de  bijoux.  Voilà  tout 
ce  que  j  avais  vu  et  tout  ce  que  je  savais. 

Plein  du  souvenir  de  ce  qui  venait  de  m'arriver  avec 
Henriette,  je  ne  pensais  à  ma  voisine  que  lorsque  je  la 
rencontrais,  et  j'avais  cependant  pris  une  telle  habitude 
de  la  rencontrer  tous  les  soirs,  que  lorsque  je  ne  la 
voyais  pas,  j'étais  étonné,  et  je  jetais  involontairement 
un  regard  sur  sa  porte,  en  passant  devant  pour  rentrer 
chez  moi. 

Cependant,  ma  misanthropie  n'avait  plus  été  de  lon- 
gue durée,  et  peu  à  peu  je  m'étais  remis  à  fréquenter  mes 
anciens  camarades  qui  ne  me  voyant  plus  amoureux,  ne 
me  conseillaient  plus,  et  servaient  à  me  distraire  de  mon 
souvenir. 

Tantôt  j'allais  souper  chez  eux,  tantôt  ils  venaient 
souper  chez  moi.  Il  serait  inutile  de  se  réunir  plusieurs  à 
souper,  si  l'on  ne  devait  pas  rire.  Nous  riions  donc. 

Mes  amis,  puisqu'il  faut  toujours  en  revenir  à  ce  mot, 
mes  amis  qui  n'avaient  pas  d'ailleurs  de  raisons  pour 
être  tristes,  chantaient,  criaient,  faisaient  tapage,  au 
point  que  j'étais  quelquefois  forcé,  étant  un  locataire  fart 
modeste  et  réputé  tranquille  jusque-là,  de  les  congédier 
pour  que  le  propriétaire  ne  me  congédiât  pas  moi-même. 

Enfin  je  commençais  à  me  déranger.  L'amitié  avait 
repris  ses  droits;  quant  à  l'amour,  il  attendait. 

Il  était  résulté  de  tout  cela  que  je  rentrais  quelquefois 
très-tard,  et  que  je  voyais  plus  rarement  ma  voisine,  que 
de  temps  en  temps  mes  amis  avaient  rencontrée  en  venant 
chez  moi. 


—  59  — 

—  Qu'esl-ce  que  c'est  que  cette  femme  qui  demeure 
sur  le  même  carré  que  toi?  m'avaienl-ils  dit.  —  Je  n'en 
sais  rien,  avais-je  répondu.  —  Comment!  lu  n'en  sais 
rien.  —  Je  la  connais  de  vue,  voilù  tout.  —  Voilà  qui 
est  fort;  lu  as  dans  la  maison,  sur  ton  carré,  une  femme 
charmante,  el  lu  ne  fais  pas  sa  connaissance.  —  A  quoi 
bon?  —  Pourquoi  fait-on  la  connaissance  des  femmes 
jeunes  et  jolies?  Et  une  femme  que  tu  as  sous  la  main, 
encore!  —  C'est  justement  parce  que  je  l'ai  sous  la  main 
que  je  ne  veux  pas  la  connaître,  avais-je  répondu  pour 
taire  la  véritable  cause,  non  pas  de  mon  dédain,  mais 
de  mon  indifîérence  à  l'égard  de  ma  voisine.  —  Veux-tu 
nous  donner  les  raisons?  m'avait-on  dit.  —  C'est  bien 
simple.  Si  je  fais  sa  connaissance,  leur  avais-je  fait  ob- 
server, je  lui  ferai  la  cour.  Il  ne  peut  arriver  que  deux 
choses,  qu'elle  me  refuse  ou  qu'elle  m'accepte.  —  Natu- 
rellement. —  Si  elle  me  refuse,  me  voilà  dans  la  position 
stupide  d'un  voisin  dont  on  n'a  pas  voulu  el  dont  on  rit, 
si  elle  m'accepte,  c'est  bien  pis.  —  Comment  cela?  —  A 
partir  du  jour  où  je  serai  son  amant^  comme  elle  est  ma 
voisine,  elle  sera  toujours  chez  moi,  ou   moi  toujours 
chez  elle.  Il  s'en  suit  que  non-seulement  je  ne  pourrai 
jamais  recevoir  ni  aller  voir  une  autre  femme,  mais  en- 
core que  je  serai  forcé,  pour  avoir  la  paix,  de  ne  plus 
voir  ceux-là  de  mes  amis  qui  déplairaient  à  ma  maî- 
tresse. Puis  le  jour  où  elle  ne  me  plairait  plus,  où  j'en 
aurais  une  autre,  il   faudrait  pour  me  soustraire  à  ses 
jalousies  el  aux  scènes  que  les  femmes  font,  sans  être  amou- 
reuses, à  celui  qui  les  quille,  il  faudrait  que  je  quittasse 
la   maison,  et  outre  que  celle-ci   me  convient  parti- 
culièrement, rien  ne  m'ennuie  comme  de  déménager.  — 
C'est  juste;  mais  ces  raisons  excellentes  pour  loi,  n'exis- 
tent pas  pour  nous,  et  nous  avons,  grâce  à  toi,  le  moyen 
sans  avoir  à  craindre  les  résultats. — A  votre  aise,  mais 
je  doute  que  vous  réussissiez,  car  celle  petite  femme  mo 
paraît  très-tranquille,   et   d'après  le    l)ruit   que    vous 
faites  ici,  elle  doit  être  convaincue  que  vous  n'êtes  pais 


-  00  — 

du  même  caractère  quelle.  Enfin,  elle  doit  vous  consi- 
dérer comme  des  gamins,  et  rien  ne  déprécie  un  homme 
"aux  yeux  d'une  femme  comme  celte  conviction. 


A  quoi  peut  mener  une  maladresse. 

Le  sentiment  auquel  j'obéissais  en  disant  cela,  est 
étrange  et  naturel  cependant.  Je  ne  connaissais  pas  cette 
femme,  je  ne  l'aimais  pas,  je  ne  la  désirais  pas  et  cepen- 
dant il  m'eût  é'é  désagréable  qu'un  de  mes  amis  devînt 
son  amant,  et  si  j'avais  vu  chez  l'un  d'eux  la  ferme  inten- 
tion de  le  devenir,  le  lendemain  même  je  me  fusse  mis  en 
campagne  pour  le  devancer.  ■■ 

Explique  cela,  homme  de  lettres,  fît  Emmanuel  en  sou- 
riant. 

—  Continue,  c'est  plus  simple,  lui  dis-je,  et  il  conti- 
nua. 

Comme  je  te  le  disais,  il  arrivait  quelquefois  que  je 
rentrasse  assez  avant  dans  la  nuit. 

Les  lampes  de  l'escalier  étaient  éteintes,  le  père  Jean 
mon  portier  dormait,  je  ne  voulais  pas  le  réveiller,  alors 
je  remontais  chez  moi  sans  lumière  et  à  talons. 

Une  nuit,  au  moment  de  loucher  la  dernière  marche  de 
mon  cinquième  étage,  je  mis  le  pied  à  faux  et  je  dégrin- 
golai trois  ou  quatre  marches. 

Tu  sais  quand  on  tombe  dans  un  escalier  le  vacarme 
que  cela  fait. 

Je  me  relevais  en  maugréant,  lorsque  j'entendis  la  porte 
de  ma  voisine  s'ouvrir  et  que  je  la  vis  paraître,  tenant  une 
bougie  à  la  main. 

—  Vous  èles-vous  fait  mal,  monsieur?  me  dit-elle. 
Et  à  travers  l'inlérèt  qu'elle  paraissait  me  montrer,  je 

distinguai  ce  sourire  que  fait  toujours  oailre,  surtout  sur 


—    Oi    — 

les  ièvrcs  d'une  fernniej  !a  vue  d'un  individu  surpris  dans 
une  position  ridicule. 

—  Non,  madame,  fis-je  en  me  rclevî^nî,  je  vous  remer- 
cie beaucoup.  —  Vous  n'avez  donc  pas  de  bougie?  — 
Non,  répondis-je  en  souriant  aussi,  à  l'idée  de  la  position 
dans  laquelle  notre  connaissanci?  se  faisait.  —  Eh  bien! 
prenez  cette  bougie,  monsieur,  continua  ma  voisine,  vous 
n'auriez  qu'à  tomber  encore. 

El  je  vis  qu'elle  faisait  des  efforts  pour  s'empêcher  de 
rire  tout  à  fait. 

—  C'est  inutile,  madame,  lui  répondis-je,  si  vous  le 
permettez  j'allumerai  seulement  ce  papier. 

Et  je  lirai  en  effet  de  ma  poche  un  papier  que  je  tordis 
et  que  j'allumai,  puis  je  saluai  ma  voisine  qui  me  fît  une 
gracieuse  inclination  de  tète,  et  qui  rentra  chez  elle. 

Pendant  que  je  tenais  ma  torche  de  la  main  gauche,  et 
que  je  mettais  de  l'autre  la  clef  dans  la  serrure,  il  me 
sembla  que  l'on  parlait  dans  l'appartement  de  ma  Voisine, 
je  prêtai  Toreille  et  je  l'entendis  qui  disait  : 

—  C'est  ce  monsieur  du  carré  qui  était  tombé  dans 
l'escalier,  phrase  qui  fut  suivie  de  deux  rires  exécutés  par 
une  voix  de  soprano  et  une  voix  de  baryton. 

C'était  la  première  fois  que  je  m'apercevais  de  la  pré- 
sence d'un  homme  chez  ma  voisine.  Il  pouvait  cire  deux 
hein-es  du  matin.  Le  but  de  sa  visite  n'était  donc  pas  dou- 
teux pour  moi. 

Je  me  couchai  en  me  disant  :  tiens!  liens! 

Je  pris  un  livre  et  je  me  mis  à  lire. 

Mais  peu  à  peu  ma  tète  se  pencha  en  arrière,  ma  main 
abandonna  le  livre  et  je  me  mis  à  penser  à  Henriette.  Je 
sortais  d'une  soirée  de  jeunes  gens,  j'arrivais  d'un  grand 
bruit,  je  me  trouvais  ajj  milieu  d'un  grand  calme;  je  me 
demandais  ce  que  pouvait  faire  à  pareille  heure  celle 
femme  que  j'avais  rendue  si  malheureuse  cl  qui  me  faisait 
si  triste.     , 

I-endant  que  je  rêvais  ainsi  j'entendis  ouvrir  et  refer- 
mer presque  inimédiatcmciil  la  porte  de  ma  voiiiiie. 


—  f)2  ~ 

—  C'est  sans  doute  la  voix  du  baryton  qui  s'en  va, 
pensai-je. 

Puis  le  silence  et  mes  pensées  reprirent  leur  cours. 

Je  ne  trouvai  alors  rien  de  mieux,  pour  donner  une 
forme  à  tous  mes  souvenirs,  que  de  relire  la  dernière 
lettre  que  m'avait  écrite  Henriette,  et  qui  était  restée  dans 
la  poche  de  mon  habit. 

Mais  je  cherchai  en  vain,  la  lettre  était  perdue. 

Je  pensai  naturellement  qu'elle  avait  dû  tomber  dans 
l'escalier  au  moment  où  j'avais  pris  le  papier  que  j'avais 
allumé,  et  ayant  mis  mes  pantoufles  et  mon  pantalon,  je 
m'en  allai,  ma  bougie  à  la  main,  chercher  dans  l'escalier; 
mais  je  ne  trouvai  rien  à  l'endroit  où  j'étais  tombé,  je 
supposai  alors  que  cette  lettre  avait  pu  voler  à  travers  les 
barreaux  de  la  rampe,  et  je  descendis  les  cinq  étages 
cherchant  de  marche  en  marche,  mais  toujours  inutile- 
ment. 

Je  remontai  alors  fort  contrarié,  car  cette  lettre  tombée 
de  ma  poche,  et  encore  enfermée  dans  son  enveloppe, 
n'avait  pu  être  perdue  que  là  où  j'avais  ôté  mon  habit,  ou 
que  là  où  je  l'avais  ouvert  pour  y  prendre  quelque  chose. 
Elle  n'avait  donc  pu  être  trouvée  que  par  mes  amis  ou 
par  ce  monsieur  qui  venait  de  s'en  aller  de  chez  ma  voi- 
sine. Donc,  outre  la  peine  que  j'avais  d'avoir  perdu  cette 
lettre,  j'éprouvais  un  grand  ennui  qu'elle  eût  été  trouvée 
par  un  de  ceux  dont  je  viens  de  te  parler. 

Tu  sais  ce  que  c'est  que  la  lettre  d'une  maîtresse  qui 
croit  que  ce  qu'elle  écrit  ne  sera  lu  que  de  son  amant; 
elle  est  pleine  de  mots  acceptés  par  l'un  et  l'autre,  que  l'un 
et  l'autre  trouventcharmants,mais  qui  paraissent  souve- 
rainement ridicules  à  l'indifférent  à  qui  le  hasard  fait  lire 
cette  lettre,  quand  bien  même  cet  indilTérentadans  sa  poche 
une  lettre  de  sa  maîtresse,  pareille  à  celle  quil  trouve,  car 
toutes  les  lettres  d'amour  se  ressemblent  ou  peu  s'en  faut. 

Quand  le  nom  de  celui  à  qui  une  pareille  lettre  est 
adressée  n'est  pas  sur  l'enveloppe,  peu  lui  importe,  ou 
plutôt  moins  lui  importe  qu'elle  ait  été  trouvée;  mais 


—  63  — 

quand  il  sait  qu'il  sera  reconnu  pour  être  celui  qui  l'a 
inspirée;  quand  il  sait  qu'il  va  avoir,  aux  yeux  de  ceux 
qui  l'ont  connu  et  qui  ne  demandent  pas  mieux  que  d'en 
rire,  cette  position  invraisemblable  et  stupide  û'Iwmme 
aimé,  il  est  furieux  d'avoir  perdu  cette  lettre  :  il  s'en 
rappelle  les  expressions,  et  il  voit  lui-même  qu'il  serait 
tout  prêt  à  s'en  amuser  s'il  la  trouvait  adressée  à  quel- 
qu'un qu'il  connut. 

Pour  moi  c'était  bien  pis  encore.  Ce  n'était  pas  seulement 
une  lettre  d'amour  ordinaire,  c'était  une  de  ces  lettres  qui 
abritenllesdernierssouvenirsd'une  liaison  brisée,  les  der- 
niers regrets  d'un  amour  rompu;  une  de  ces  lettres  dans  les- 
quelles tout  le  cœur  de  la  femme  s'épanche,et  qui, semblables 
à  ces  vases  précieux  et  fragiles  pleins  d'encens  et  de  par- 
fums, se  brisentaux  mains  des  maladroilsqui  les  touchent. 

J'avais  presque  les  larmes  aux  yeux  en  songeant  que 
l'amour  de  celle  pauvre  femme  et  celle  douleur  dont  j'é- 
tais la  cause,  que  toutes  ces  impressions,  enfin,  qu'elle 
avait  si  ingénument  confiées  à  la  lettre  que  je  venais  de 
perdre,  allaient  être  parodiées  par  un  tas  de  fous  inca- 
pables de  les  comprendre,  ou  par  cette  femme  et  son 
amant  que  je  ne  connaissais  pas,  et  qui  ne  se  feraient  pas 
scrupule  de  la  montrer,  ne  croyant  pas  susceptible  d'être 
aimé  l'homme  qui  se  jelait  si  bêlement- par  terre  dans  les 
escaliers. 

Il  y  a  même  à  propos  de  cela,  continua  Emmanuel, 
une  remarque  que  nous  pouvons  faire  puisque  nous  ne 
sommes  que  nous  deux.  Par  exemple,  si  lorsqu'il  pleut  et 
qu'il  fait  de  la  boue,  un  homme  passait  en  courant  à  côté 
de  toi,  que  le  pied  lui  manquât,  qu'il  se  jetât  dans  le  ruis- 
seau, et  qu'il  se  couvrît  bêlement  de  boue  les  mains  et  le 
visage;  si  tu  le  voyais  se  relever  pour  courir,  au  milieu 
des  rires  des  gamins,  après  son  chapeau  que  le  vent  em- 
porte et  que  le  pavé  salit;  si  l'on  te  disait  en  ce  moment 
que  cet  honime  est  adoré  d'une  femme  jeune  et  belle,  tu 
ne  voudrais  pas  le  croire,  et  qui  sait,  si  elle  était  à  ta 
place  etqu'elle  vît  son  amanl  dans  celle  position,  si  elle  le 
croirait  elle-même. 


—  04  — 

Quand  le  ridicule  frappe  aux  yeux  de  tous  el  au  grand 
jour,  il  atleint  le, cœur  et  le  déchire. 

Je  remontais  donc  chez  moi,  cherchant  encore  el  me 
faisant  très-succinctenienl  toutes  ces  réflexions  que  je  le 
détaille  aujourd'hui,  sans  que  mes  recherches, me  décou- 
vrissent rien,  et  sans  que  mes  réflexions  me  consolas- 
sent. 

J'étais  rentré,  et  j'avais  refermé  ma  porte,  quand  je  vis 
un  papier  à  terre;  je  me  baissai,  je  le  ramassai,  c'était 
ma  lettre  dans  une  enveloppe.  Je  l'avais  perdue,  à  ce  qu'il 
paraissait,  à  ma  porte,  el  j'étais  sorti  si  précipitamment 
pour  la  chercher,  que  j'étais  passé  à  côlé  d'elle  sans  la 
voir. 

Je  courus  donc  bien  vite  à  mon  lit,  et  je  me  disposai  à 
l'ouvrir;  mais  quand  je  voulus  la  tirer  de  l'enveloppe,  je 
trouvai  un  obstacle,  el  je  m'aperçus  alors  que  depuis  que 
je  l'avais  perdue,  l'enveloppe  avait  été  recachétée. 

Un  moment  je  crus  que  je  rêvais.  Je  me  frottai  les  yeux, 
et  je  regardai  attentivement  le  cachet. 

En  place  de  la  cire  noire  qui  fermait  primitivement 
l'enveloppe,  on  avait  mis  de  la  cire  rouge,  et  au  lieu  de 
l'H  qu'il  y  avait  sur  le  premier  cachet,  je  trouvai  sur  le 
second  un  A. 

—  Est-ce  l'initiale  du  nom  de  ma  voisine  ou  de  son 
amanl?mc  demandai-je;  dans  le  premier  cas,  ce  serait  une 
plaisanterie  de  femme;  dans  le  second  cas,  ce  serait  une 
impertinence,  mais  une  impertinence  dont  est  incapable 
un  homme  bien  élevé,  ctelle  ne  peut  recevoir  qu'un  homme 
con)me  il  faut.  Au  contraire,  pensai-je,  elle  aura  vu  tom- 
ber cette  lettre  de  ma  poche,  et  par  curiosité  elle  ne 
m'aura  pas  prévenu;  puis  elle  sera  venue  la  cliercher 
quand  die  m'a  vu  rentré,  et  elle  aura  voulu  la  lire  avec 
ce  ni^iiisieur  ([u'i  n'aura  j)as  vo;iiu  y  consenlir,  el  qui  lui 
aura  dit  de  la  reglisser  sous  ma  porte. 

Mais  alors  |)ourquoi  a-l-elle  remplacé  l'ancien  cachet 
par  le  sien?  Il  valait  bien  mieux  remettre  cette  lettre  telle 
quelle  sous  ma  porte.  J'aurais  cru  l'avoir  perdue  cl)ez  moi 


Vô    — 

et  non  dehors,  el  je  n'aurais  pas  soupçonné  qu'on  eût  pu 
la  lire,  tandis  que  je  suis  siir  qu'elle  au  moins  l'a  lue. 

—  Qu'est-ce  que  tout  cela  veut  dire? 

En  tous  cas,  j'ai  ma  lettre,  et  s'ils  peuvent  dire  que  je 
suis  ridicule,  ils  ne  peuvent  pas  le  prouver. 

Si  ma  voisine  allait  m'avoir  écrit  et  avoir  mis  sa  lettre 
sous  la  même  enveloppe  que  celle  d'Henriette,  le  second 
cachet  serait  non-seulement  excusé,  mais  nécessaire.  Voilà 
ce  que  je  me  disais. 

Je  décachetai  donc  l'enveloppe,  mais  je  ne  retrouvai 
que  la  lettre  d'Henriette  sans  qu'on  y  eiit  ajculé  un  mot. 

A  mesure  que  je  la  relisais  le  cœur  plein  de  sentiments 
divers,  il  me  semblait  voir  de  l'autre  côté  de  la  page  là 
tête  railleuse  de  ma  voisine. 

Enfin,  je  m'endormis  sans  avoir  rien  compris  à  ce  qui 
m'arrivait,  mais  bien  décidé  à  avoir  des  détails  à  la  pre- 
mière occasion,  et  au  premier  signe  de  la  connaissance  de 
cette  lettre  que  donnerait  celle  qui  l'avait  trouvée. 

Le  lendemain  je  dormais  encore,  quand  le  père  Jean 
entra  dans  ma  chambre. 

Je  n'avais  pas  ouvert  les  yeux  que  je  lui  dis  : 

—  Père  Jean,  comment  s'appelle  le  monsieur  qui  est 
venu  hier  au  soir  chez  ma  voisine?  — Frédéric,  monsieur, 
me  répondit  le  portier.  —  Et  son  autre  nom?  —  Nous 
ne  le  connaissons  que  sous  le  nom  de  Frédéric.  —  Et  ma 
voisine,  comment  s'appelle-t-elle?  —  Augustine.  —  Au- 
gustine,  c'est  cela,  me  dis-je,  c'est  bien  cela.  —  Que  dit 
monsieur?  —  Rien,  je  vous  remercie.  —  C'est  une  bien 
gentille  petite  femme  que  mademoiselle  Augustine,  reprit 
le  père  Jean. 

Malheureusement  je  n'étais  pas  dans  Tintenlion  de 
questioiiner  mon  portier  :  aussi  je  coupai  court  aux  ren- 
seignements que  je  le  voyais  près  de  me  donner,  en  lui 
disant  :  Donnez-moi  mes  boîtes,  el  je  sortis. 

En  descendant,  je  rencontrai  Aiigustine  que  je  saluai 
comme  je  le  devais  après  la  connaissance  que  nous  avions 
faite  la  veille,  elle  me  répondit  par  un  :  Fonjour,  mon- 

LA    VIE    A    VINGT    A>'?.  5 


—  CG  — 

sieur,  fort  aimable,  el  je  vis  qu'elle  atlendalt  que  je  l'in- 
lerrogeasse  sur  la  lettre  comme  j'attendais  qu'elle  en 
parlât. 

Nous  n'osâmes  ni  l'un  ni  l'autre  aborder  ce  sujet  :  elle 
s'arrêta  une  minute  chez  le  père  Jean;  moi,  je  continuai 
mon  chemin  en  la  saluant  une  seconde  fois. 

Je  continuai  à  la  rencontrer  sans  qu'il  y  eût  rien  de 
nouveau  dans  nos  rapports  que  les  bonjour,  monsieur, 
bonjour,  madame,  que  nous  échangions  régullèremenl 
quand  nous  nous  rencontrions. 


Ce  qal  précéda  le  dépar<* 


Cependant  l'action  de  cette  femme  prouvait  une  cer- 
taine curiosité  de  moi  qui  me  revenait  de  temps  en  temps 
à  l'esprit,  el  c'est  sans  doute  pour  cela  qu'Augustine  avait 
fini  par  occuper  un  coin  de  ma  pensée. 

Tu  sais  qu'un  beau  jour  je  résolus,  ennuyé  de  celte 
vie  qui  ne  m'apportait  aucune  consolation,  de  partir  pour 
l'Italie. 

Je  dis  donc  au  père  Jean  que  j'allais  partir  dans  cinq 
ou  six  jours,  et  qu'il  fallait  qu'il  tînt  toutes  mes  affaires 
prêtes. 

Le  lendemain  du  jour  où  j'avais  fait  pari  do  mon  projet 
au  père  Jean,  on  frappa  à  ma  porte. 

Il  pouvait  être  midi. 

J'allai  ouvrir. 

C'était  Augustine. 

—  I^ardon,  monsieur,  me  dii-elle.  Je  vous  dérange? 
—  Non,  madame.  —  Peut-on  se  chauffer  chez  vous?  — 
Certes.  —  Je  viens  vous  demander  riiospitalité  alors.  — 
EntrcZ;  madame. 


—  67  — 

Et  je  la  fis  passer  dans  mon  petit  salon  qui  était  assez 
élégamment  meublé. 

—  Ah!  dit-elle,  en  regardant  les  étagères,  voilà  de 
charmants  saxes.  —  Ils  sont  à  votre  disposition, madame, 
lui  dis-je,  s'ils  peuvent  vous  être  agréables.  —  Je  n'ad- 
mire jamais  pour  que  l'on  m'offre,  monsieur,  je  désire 
que  vous  soyez  prévenu  de  cette  qualité,  afin  que  vous 
n'ayez  jamais  à  craindre  mes  visites.  —  Et  moi,  lui  dis- 
je,  madame,  je  n'offre  jamais  pour  qu'on  refuse.  Sortez 
donc  aujourd'hui  de  vos  habitudes  en  acceptant,  à  l'a- 
venir je  sortirai  des  miennes  en  n'offrant  plus. 

Augustine  s'inclina  gracieusement,  alla  prendre  sur 
l'étagère  la  figurine  qu'elle  avait  admirée,  et  après  l'avoir 
considérée  plus  attentivement,  elle  vint  la  poser  sur  la 
cheminée,  et  s'assit  sur  le  tapis,  devant  le  feu. 

Je  pensai  que  cela  lui  était  plus  agréable  qu'un  fau- 
teuil, cependant  je  lui  en  montrai  un. 

—  Non,  me  répondit-elle,  je  suis  mieux  ainsi. 

Moi,  qui  aimais  mieux  le  fauteuil,  je  m'assis  dedans. 
Elle  leva  alors  ses  grands  yeux  vifs  et  clairs  sur  moi. 
On  eût  dit  le  regard  d'une  gazelle. 

—  Cela  vous  étonne  que  je  vienne  tout  bonnement 
vous  voir?  —  Cela  m'enchante,  lui  dis-je.  —  Pourquoi 
cela?  —  Parce  que  vous  êtes  une  charmante  femme,  et 
qu'il  est  toujours  agréable  de  recevoir  la  visite  d'une 
personne  comme  vous.  —  Il  n'y  a  pas  longtemps  que  vous 
pensez  de  la  sorte.  —  A  mon  tour  je  vous  demanderai 
pourquoi?  —  Parce  que  si  cela  vous  eût  été  agréable  de 
faire  ma  connaissance,  vous  y  auriez  taché,  et  que  vous 
n'avez  même  pas  eu  l'air  de  me  voir  depuis  que  vous  de- 
meurez ici.  —  Je  n'étais  pas  sûr  que  mes  visites  seraient 
agréées.  —  Des  visites  sont  toujours  agréées,  quand  elles 
sont  faites  par  un  homme  comme  il  faut. 

Le  ton  dont  elle  donnait  ces  petites  leçons-là  était  char- 
mant. 

—  Encore  fallait-il  que  je  fusse  présenté,  repris-je. — 
Vous  étiez  mon  volï^in,  et  à  ce  litre  vous  pouviez  vous 


—  68  — 

présenter  vous-même.  D'ailleurs,  vous  me  rencontriez 
tous  les  jours,  je  n  avais  pas  l'air  bien  terrible;  vous  sa- 
viez que  j'ai  un  amant,  vous  pouviez  donc  penser  qu'il 
n'y  avait  pas  besoin  de  se  gêner  avec  moi. 

Il  était  évident  qu'elle  attendait  ma  réponse  pour  me 
juger. 

—  D'abord  j'ignorais,  madame,  que  vous  eussiez  un 
amant,  ne  m'en  étant  enquis  auprès  de  personne,  et  per- 
sonne n'étant  venu  me  le  dire.  Puis  quand  bien  mêaie 
j'aurais  su  que  vous  en  aviez  un,  vous  n'en  étiez  pas 
moins  une  femme  digne  de  tous  les  respects  qu'on  doit  à 
une  femme. —  Allons,  me  dit-elle  en  me  tendant  une  petite 
main,  vous  êtes  un  homme  charmant,  et  vous  serez  mon 
ami.  — Bien  dévoué.  — Maintenant,  causons  sérieuse- 
ment. —  Tout  ce  que  je  viens  de  dire  est  sérieux,  lui  fîs- 
je  observer,  résolu  que  j'étais  à  ne  pas  me  laisser  prendre 
en  d^éfaut. — Bien,  bien,  répliqua-t-elle  en  souriant,  c'est 
établi,  n'en  parlons  plus;  mais  parlons  d'autre  chose; 
on  m'a  dit  que  vous  partiez,  est-ce  vrai?  — Oui,  je  pars. 

—  Et  quand?  —  Dans  six  jours.  —  Réellement?  — 
Réellement,  —  Et  personne  n'a  le  pouvoir  de  vous  faire 
rester?  fît-elle  en  me  regardant  du  coin  de  l'œil. —  Vous! 

—  Ne  disons  pas  de  choses  inutiles.  —  Je  ne  mens  pas, 
dites-moi  de  rester,  je  resterai.  —  Mais,  coniment  faut- 
il  vous  le  dire?  —  Le  mieux  que  vous  pourrez.  —  C'est 
que  ce  n'est  justement  pas  comme  cela  queje  le  dirais. — 
Ordonnez-le-moi,  alors.  —  Je  n'en  ai  pas  le  droit.  — 
Vous  le  prendrez.  —  Comment  le  prendrai-je? — Comme 
vous  l'avez  pris  sur...  —  Sur  qui?  fit-elle  en  me  regar- 
dant en  face.  —  Sur  d'autres,  fis-je  négligemment.  — 
Sur  un  autre,  vous  voulez  dire,  répliqua-t-elle  avec  ce 
même  ton  dont  je  te  parlais  tout  à  l'heure.  Vous  croyez 
donc  que  c'est  avec  l'intention  d^être  votre  maîtresse  que 
je  suis  venue  vous  voir;  alors,  vous  êtes  un  fat. — Je  ne  l'ai 
pas  cru  une  minute,  balbutiai-je,  iniimidé  un  peu  par  ces 
réponses  nettes  et  précises.  —  Je  vous  ai  dit  tout  à 
l'heure  :    vous  sere%  mon  ami,  si  vous  m'aviez  plu  d'une 


—  69  — 

autre  façon,  je  vous  aurais  dit  :  Soyez  mon  anianl.  Ainsi, 
revenons  ù  ce  que  je  vous  disais  :  Vous  parlez?  —  Oui. 

—  Et  rien  ne  vous  retient?  —  Pu'en.  —  C'est  drôle!  j'au- 
rais cru' que  vous  aimiez  que'u'u'un.  —  Personne.  —  Ah! 

—  Ce  ah!  voulait  dire  clairement  :  —  Mais,  comment 
arrangez-vous  cette  réponse  avecla  lettre  que  j'ai  trouvée? 

Malheureusement  j'étais  décidé  à  ne  pas  parier  le  pre- 
mier de  cet  incident. 
Elle  reprit  : 

—  C'est  vrai,  vous  ne  recevez  personne.  —  Qui  vous 
l'a  dit?  —  Le  père  Jean.  —  Vous  le  lui  avez  donc  de- 
mandé? —  Oui.  —  Pouvez-vous  me  dire  quel  intérêt 
vous  aviez  à  savoir  cela.  —  C'est  bien  simple,  puisque 
vous  ne  veniez  pas  chez  moi  et  que  je  voulais  venir  chez 
vous,  je  tenais  auparavant  à  être  sûr  de  ne  pas  vous  dé- 
ranger et  de  ne  contrarier  personne  en  vous  faisant  visite. 
Une  visite  peut  être  si  mal  interprétée.  —  C'est  juste  et 
l'on  n'est  pas  plus  discrètement  indiscrète.  —  La  discré- 
tion, c'est  ma  grande  vertu.  —  Ohî  — Vous  dites?  —  Je 
dis  :  oh!  —  Et  que  signifie  celle  exclamation?  — Elle 
signifie  que  vous  êtes  une  remarquable  exception,  car  la 
discrétion  n'est  pas  la  verlu  dominante  chez  les  femmes. 

—  C"est  ma  seule.  —  Et  vous  n'avez  jamais  péché  contre? 

—  Jamais!  —  Bien  sûr?  —  En  voulez-vous  une  preuve? 

—  Dites.  —  Eh  bien!  l'autre  fois,  en  allumant  votre  pa- 
pier à  ma  bougie,  vous  avez  laissé  tomber  une  lettre.  — 

—  C'est  vrai.  —  Je  l'avais  vue  tomber.  —  Pourquoi  ne 
m'avez-vous  pas  dit  qu'elle  tombait? 

Augustine  se  mordit  les  lèvres. 

—  J'aurais  pu  vous  le  dire,  mais  la  pensée  ne  m'en 
est  pas  venue,  et  d'ailleurs  ii  n'y  a  vertu  que  quand  il 
y  a  lutte.  —  Il  y  avait  donc  îutîe?  —  Certainement;  un 
moment  j'ai  désiré  connaître  le  contenu  de  cette  lettre. 

—  A  ce  moment-là  il  y  eut  pùché.  —  Oui,  mais  vous 
allez  voir  qu'il  n'y  eut  pas  accomplissement.  Quand  vous 
fûtes  rentré,  je  ressorlis  et  je  ramassai  la  lettre.  Je  re- 
connus une  écriture  de  femme  eî  je  la  tirai  de  l'enveloppe. 


—  70  — 

—  Diable!  fis-je.  —  Mais,  je  la  remis  aussitôt,  sans  la 
lire,  je  vous  le  jure;  seulement,  comme  je  désirais 
vous  connaître,  je  la  recachetai  de  mon  initiale, 
je  la  glissai  sous  la  porte,  espérant  qu'en  voyant  par  le 
cachet  à  qui  vous  deviez  la  restitution  de  cette  lettre, 
vous  viendriez,  ne  fût-ce  que  par  politesse,  faire  une  vi- 
site à  celle  qui  vous  l'avait  rendue,  et  qu'ainsi  nous  fe- 
rions connaissance. — Je  ne  pouvais  pas  reconnaître  l'ini- 
tiale, j'ignorais  votre  nom,  et  ce  pouvait  bien  être  un  autre 
locataire  de  la  maison  que  vous.  —  C'est  à  peu  près 
juste.  Bref,  ayant  appris  que  vous  partez  bientôt,  j'ai 
voulu  vous  prier  de  rester  au  nom  de  celle  qui  vous  écri- 
vait. —  Puisque  je  pars,  c'est  qu'elle  n'a  pas  le  pouvoir 
de  me  retenir;  il  est  vrai  que  dans  ce  cas-là  elle  avait  be- 
soin d'une  auxiliaire,  et  elle  n'en  pouvait  pas  trouver 
une  plus  charmante  que  vous.  Vous  désirez  donc  que  je 
reste?  —  Oui.  —  Pourquoi?  —  Parce  qu'il  part,  lui.  — 
Qui  lui? — Frédéric.  —  Ah!  très-bien;  mais  il  serait 
bien  plus  simple  d'employer  votre  influence  à  le  retenir, 
lui,  plutôt  que  moi.  —  Ah!  c'est  que  malheureusement 
j'ai  depuis  deux  ans  le  droit  de  demander,  mais  je  n'ai 
plus  le  pouvoir  d'obtenir.  —  Il  est  bien  peu  reconnais- 
sant. —  Je  suis  insuffisante,  voilà  tout.  —  Mais,  si  je 
reste,  à  quoi  cela  me  mènera-t-il?  —  A  ne  pas  partir 
d'abord,  et  le  départ!  surtout  quand  on  part  seul,  est  tou- 
jours une  chose  dont  on  se  repent  au  premier  relai.  On 
continue  par  amour-propre,  et  l'on  dit  qu'on  s'est  amusé 
par  entêtement.  Puis,  si  vous  partez,  je  m'ennuierai  à 
périr.  Je  ne  connais  personne.  Tandis  que  si  vous  restez, 
vous  viendrez  chez  moi,  j'irai  chez  vous,  et  nous  passe- 
rons de  bonnes  soirées  ensemble. — Jusqu'à  quelle  heure? 

—  Jusqu'au  jour,  si  vous  voulez.  —  Vous  n'avez  donc 
pas  d'amis? — Non.  Il  ne  le  veut  pas.  —  Mais  s'il  ap- 
prend que  vous  me  voyez?  —  I!  ne  le  saura  pas.  Qui  le 
lui  dirait?  Il  est  absent,  vous  êtes  mon  voisin,  nous  al- 
lons, nous  venons,  sans  qu'on  s'en  doute.  Il  m'a  défendu 
de  recevoir  qui  que  ce  soit;  je  lui  obéis,  je  ne  reçois  per- 


-Ti- 
sonne, je  viens  chez  vo\is.  —  Mais,  si  ces  facilités  de 
nous  voir  me  donnaient  d'autres  pensées,  fis-je  d'un  ton 
qui  commentait  parfaitement  ma  phrase.  —  Elles  ne 
vous  viendront  pas.  —  Mais  si  elles  viennent?  —  Vous 
les  chasserez.  —  Mais  si  je  ne  peux  pas  les  chasser?  — 
Vous  en  triompherez  comme  moi  de  l'indiscrétion. — Mais 
si  je  n'en  triomphe  pas?  —  Alors,  je  vous  mettrai  à  la 
porte  et  nous  ne  nous  verrons  plus  que  comme  nous  nous 
voyions  auparavant.  —  Et  quand  il  reviendra?  —  Vous 
cesserez  de  venir.  —  Je  pars.  —  Parlez,  fit-elle;  mais  je 
vais  bien  m'ennuyer,  maintenant  que  vous  voilà  absents 
tous  les  deux.  —  Voyons, repris-je,  je  vous  écoute  depuis 
une  heure,  et  le  diable  m'emporte  si  je  vous  comprends. 
Etes-vous  une  femme?  répondez!  —  Certes.  —  Et  com- 
ment voulez-vous  que  je  vive  dans  votre  intimité  sans 
désirer  être  votre  amant.  —  Je  vivrai  bien  dans  la  vôtre 
sans  désirer  être  votre  maîtresse.  —  La  belle  raison,  vous 
avez  un  amant,  et  moi  je  suis  seul.  —  Parlez,  alors,  fit- 
elle  en  se  levant,  mais,  jusqu'à  ce  que  vous  partiez,  venez 
me  voir.  —  Quand  part-il,  lui?  —  Il  est  parti  hier.  — 
Quand  vous  trouve-t-on?  —  Quand  vous  voudrez...  Vous 
êtes  très-gai,  n'est-ce  pas?  fît  Augustine.  —  Quand  on  ne 
me  refuse  pas  ce  que  je  demande.  —  Mais,  quand  vous 
ne  demandez  rien.  —  Je  suis  gai.  —  Oui,  j'entendais  rire 
et  chanter  (hez  vous  presque  tous  les  jours;  c'est  à  partir 
de  ce  moment  que  j'ai  compté  sur  vous  pour  me  distraire. 
Adieu.  Je  vous  jure  que  je  suis  désolée  que  vous  partiez. 

Et  tout  en  disant  cela,  Augustine  avait  repris  son  saxe 
qu'elle  considérait  avec  attention. 

J'allais  insister  encore  pour  qu'elle  acceptât  ma  cour, 
car  il  y  avait  vraiment  quelque  chose  d'étrange  dans  cette 
femme,  mais  soit  qu'elle  m'eût  compris,  soit  qu'effective- 
mentsapenséeeût  la  mobilité  qu'elle  affectait,  elle  médit  : 

— C'est  du  vieux  saxe,  n'est-ce  pas? —  Oui,  lui  dis-je. 

—  C'est  vraiment  adorable,  je  vous  remercie.  Adieu, 
mon  voisin. —  Voyons,  lui  dis-je  en  lui  serrant  la  main, 
quand  vous  reverrai-je?  —  Quand  j'aurai  envie  de  vous 


—  72  — 

\oir  je  viendrai  frapper;  si  vous  y  êtes,  vous  m'ouvrirez; 
si  vous  i/y  êles  pas,  je  rentrerai  chez  moi  travailler.  — 
Vous  travaillez  donc?  —  Oui,  me  dit-elle,  j'étais  même 
dans  un  magasin,  c'est  pour  cela  que  je  rentrais  tous  les 
soirs  à  la  même  heure;  mais  Frédéric  ne  veut  plus  que  j'y 
aiile.  —  Très-bien,  c'est  convenu.  —  Allons,  dit-elle  en 
me  tendant  son  front,  embrassez-moi  et  soyons  de  bons 
amis. 

Je  l'embrassai,  elle  ouvrit  la  porte,  regarda  si  personne 
ne  montait  et  rentra  chez  elle  en  courant. 


€c  qni  précéda  le  départ. 


—  L'étrange  fille,  me  dis-je  en  lui  faisant  un  signe  de 
la  main,  et  je  fus  a\i  moment  de  ne  pas  partir  pour  voir 
jusqu'où  je  pourrais  {lousser  Taventure;  puis  .je  me  dis, 
que,  si  originale  qu'elle  fût,  Augustine  n'effacerait  pas 
Henriette  de  mon  souvenir,  que  ma  voisine  pouvait  n'être 
après  tout  qu'une  coquette  qui  voulait  me  faire  poser,  ou 
qu'une  maîtresse  désœuvrée  qui  voulait  se  distraire;  je 
me  fis  très-judicieusement  observer  que  cela  ne  valait  pas 
la  peine  que  je  renonçasse  ix  uii  voyage  que  je  me  promet- 
tais depuis  longtemps,  et  j'allai  retenir  ma  place  pour 
Chalons. 

J'eus  même  l'occasion  d'exercer  tout  de  suite  ma  ré- 
solution d'un  prompt  départ,  car  ayant  trouvé  une  place 
libre  dans  !e  coupé,  pour  le  surlendemain,  je  l'arrêtai. 

Je  n'avais  que  le  temps  de  faire  mes  préparatifs,  j'al- 
lai dîner  vile,  et  je  rentrai  chez  moi  à  sept  heures. 

A  huit  heures,  on  frappa;  c'était  Augustine. 

Elle  entra. 

—  Eh  bien!  lui  dis-je,  je  pars  jeudi. 
C'était  un  mardi  que  cela  se  passait. 


—  73  — 

—  Ah!  me  dit-elle,  décidément?  —  Décidément.  Voici 
mon  bulletin  des  Messageries. 

Elle  le  prit  et  le  lut. 

—  Aniusez-Yous  bien,  me  dit-elle. 
El  elle  devint  toute  triste. 

C'était  à  n'y  pas  croire. 

Si  elle  m'eût  dit  de  rester  en  ce  moment,  sans  me  rien 
promettre,  sans  me  rien  laisser  espérer,  je  fusse  resté. 

Elle  ne  me  le  dit  pas. 

— Vous  faites  vos  malles,  reprit-elle.— rOui. — Voulez- 
vous  que  je  vous  aide?  —  ïl  ne  manquerait  plus  que  cela? 
—  Je  vais  vous  ranger  votre  linge,  les  hommes  ne  savent 
pas  faire  une  malle. 

Je  suis  de  ceux  qui  font  leurs  malles  deux  jours  à  Ta- 
vance,  à  la  fois  pour  avoir  le  temps  et  pour  çtre  sûr  de 
ne  rien  oublier. 

Elle  alla  à  ma  commode  dont  elle  ouvrit  un  des  tiroirs. 

C'était  justement  celui  où  étaient  les  lettres  d'Henriette, 
je  le  vis,  je  fis  un  mouvement 

Elle  vit  le  mouvement  et  reconnut  récriture. 

—  Oh!  soyez  tranquille,  me  dit-elle,  je  ne  les  lirai 
pas  plus  que  je  n'ai  lu  l'autre. — Etes-vous  folle,  lui  dis-je, 
de  me  parler  ainsi,  et  en  disant  cela,  jelui  pris  la  tète  dans 
mes  deux  mains  et  je  l'embrassai  sur  le  front. 

A  son  tour  elle  m'embrassa  et  me  dit  avec  un  petit  ton 
chagrin: 

—  Aussi,  pouniuoi  parlez-vous? 

Je  la  regardai;  elle  était  charmante. 

Elle  venait  d'ouvrir  un  autre  tiroir  pour  y  prendre  du 
linge,  elle  était  baissée,  nu-tète,  je  voyais  des  cheveux  à 
profusion  roulés  élégamment,  je  voyais  le  contour  d'une 
hanche  vigoureuse,  un  col  bien  dessiné  et  toujours  ces 
deux  petits  pieds  qui  dans  leurs  pantoufles  de  chevreau 
doré  paraissaient  encore  plus  mignons. 

Je  tournai  les  yeux  d'un  autre  côté. 

—  Nous  nous  serions  bien  amusés,  dit-elle  avec  un 
soupir.  Enfin! 


—  74  — 

El  elle  transporta  des  chemises  de  la  commode  dans 
la  malle. 

—  Mais  puisque  vous  ne  deviez  partir  que  dans  six 
jours,  pourquoi  partir  dans  deux? 

—  C'est  vous  qui  en  êtesia  cause.  —  Et  comment  cela? 
— Etcertes,  luidis-je,  dans  six  jours  j'aurais  été  amoureux 
de  vous  et  je  ne  serais  pas  parti,  voyons  définitivement, 
voulez-vous  que  je  reste? — Toujours  aux  mêmes  condi- 
tions?—  Oui.  — Vous  savez  bien  que  cela  ne  se  peut 
pas,  me  répondit-elle  avec  impatience,  ainsi  n'en  par- 
ions plus  ou  je  rentre  chez  moi. 

Elle  resta  avec  moi  jusqu'à  minuit.  A  minuit  elle  se 
retira  après  m'avoir  promis  de  revenir  le  lendemain. 

Le  lendemain  elle  revint.  Mêmes  causeries,  mêmes  ré- 
sultats. 

Seulement  je  devenais  amoureux,  ma  parole  d'honneur, 
mais  de  cet  amour  irrité  qui  aurait,  je  pense,  disparu  avec 
la  satisfaction  du  désir;  en  attendant  je  la  désirais  et 
beaucoup. 

Cependant  l'idée  me  vint  qu'elle  se  moquait  de  moi  et 
je  voulus  en  avoir  le  cœur  net. 

—  Ecoutez,  lui  dis-je,  je  dine  ce  soir  chez  ma  mère,  je 
ne  rentrerai  que  tard,  je  pars  de  bonne  heure  demain,  et 
je  ne  veux  pas  partir  sans  vous  voir,  je  laisserai  la  clef  à 
la  porte,  car  je  m'endormirai  peut-être  auprès  du  feu, 
venez  à  l'heure  que  vous  voudrez  et  réveillez-moi,  si  je 
dors.  —  Ah!  vous  pouvez  vous  coucher,  me  dit-elle,  je 
sais  ce  que  c'est  qu'un  homme  au  lit.  —  A  ce  soir,  donc. 
—  A  ce  soir. 

A  onze  heures,  je  rentrai,  je  me  couchai,  je  m'endormis. 

Il  me  sembla  entendre  du  bruit,  je  me  réveillai  et  je 
vis  Augustine  qui,  assise  dans  un  fauteuil,  remuait  le  feu 
d'une  main  et  tenait  un  livre  de  l'autre. 

En  ce  moment  une  heure  sonnait. 

—  Il  y  a  longtemps  que  vous  êtes  là?  lui  dis-je.  —  De- 
puis minuit,  me  dit-elle.  —  Et  que  faisiez-vous?  —  Je 
lisais.  —  Pourquoi  ne  m'avoir  pas  réveillé?  —  Vous  dor- 


—  75  — 

miez  si  bien,  j'ai  pensé  que  vous  aviez  besoin  ,de  repos; 
puis,  pourvu  que  je  ne  sois  pas  seule,  c'est  tout  ce  qu'il 
me  faut,  vous  le  savezbien,  et  j'aurais  passé  la  nuit  ainsi. 
—  Venez  vous  asseoir  un  peu  sur  mon  lit,  lui  dis-je. 

Elle  déposa  son  livre  et  s'assit  à  côté  de  moi. 

C'était  d'une  impertinence  sans  seconde,  ou  d'une  con- 
fiance inouïe. 

J'étais  vraiment  ému  par  l'aspect  et  la  présence  de  cette 
femme,  sans  compter  que  j'eusse  été  heureux  d'une  occa- 
sion de  chasser  le  souvenir  d'Henriette  qui  me  poursui- 
vait toujours. 

—  Voyons,  Augustine,  dis-je  en  lui  prenant  les  deux 
mains,  aimez-vous  bien  Frédéric?  —  Oui,  me  dit-elle, 
mais  assez  négligemment.  —  Et  vous  ne  voulez  pas  le 
quitter?  —  Non.  —  Ni  le  tromper?  —  Non.  —  Mais  ce- 
pendant ce  n'est  pas  un  amour  sérieux.  —  C'est  un  amour 
franc,  me  répondit-elle,  je  lui  ai  promis  de  ne  pas  le 
tromper,  je  ne  le  trompe  pas.  —  Mais,  continuai-je  en  lui 
passant  la  main  autour  de  la  taille,  et  en  l'amenant  dou- 
cement à  moi,  mais  si  vous  en  aimiez  un  autre?  —  Je 
n'aime  personne,  répondit-elle,  en  essayant,  mais  sans 
affectation,  de  se  dégager  de  mon  bras.  —  Je  vous  fais 
mal?  lui  demandai-je.  —  Non,  me  répondit-elle,  mais 
j'aime  mieux  aller  ni'asseoir. 

Dans  l'eiîort  qu'elle  avait  fait  pour  se  dégager,  j'avais 
senti  une  souplesse  de  reins  qui  m'avait  fait  frissonner. 
Je  la  retins. 

—  Pourquoi  vous  asseoir,  est-ce  que  je  vous  fais  peur? 
^-  Non,  mais  je  vous  gêne.  —  En  aucune  façon. 

Et  je  l'entourai  de  ma  main  droite,  mais  au  lieu  de 
passer  ma  main  par-dessus  sa  robe  de  chambre,  je  la 
passai  par-dessous  et  je  parvins,  malgré  sa  résistance,  à 
poser  mes  lèvres  sur  les  siennes. 

Alors  elle  se  leva  d'un  mouvement  si  rapide  qu'elle 
m'échappa,  mais  sans  dire  une  syllabe. 

Elle  alla  devant  la  glace  refermer  sa  robe  de  chambre 
qui  s'était  dénouée  dans  cet  effort,  et  ayant  rallumé  sa 
bougie,  elle  me  dit  froidement  : 


~  7a  — 

—  Adieu,  Emmanuel.  — A'oyons,  fis-je  eu  lui  lendanl 
la  main,  vous  m'en  vouiez.  —  Oui. 

E!!e  était  pâle  et  oppressée. 

—  Oui,  je  vous  en  veux,  reprit-elle,  parce  que  vous 
avez  cru  que  j'accorderais  à  la  force,  ce  que  j'ai  refusé  au 
chagrin  de  vous  voir  partir,  au  chagrin  réel  de  notre  sé- 
paration, elle  appuya  sur  le  mot,  et  si  je  restais  ici  plus 
longtemps,  comme  vous  recommenceriez  ce  que  vous  venez 
de  faire,  je  vous  quitterais  avec  la  certitude  que  vous  êtes 
un  homme  sans  esprit,  ce  que  je  ne  veux  pas  croire. 
Adieu.  —  Votre  main,  lui  dis-je. 

Elle  hésita. 

—  Soyez  tranquille,  je  ne  recommencerai  pas. 
Je  pris  sa  main,  cette  main  était  brûlante. 

■ —  Cette  femme  n'a  peut-être  pas  de  cœur,  me  dis-je, 
mais  elle  a  des  sens.  —  A  quelle  heure  partez-vous?  me 
dit-elle.  --  A  onze  heures.  —  A  dix  je  viendrai  vous  dire 
adieu.  Bonsoir.  —  Bonsoir.  Vous  me  pardonnez?  —  Il 
le  faut  bien  puisque  vous  partez. 

Elle  sortit  en  refermant  toutes  les  portes  derrière  elle. 

Je  ne  m'endormis  qu'à  quatre  heures  du  matin. 

Le  lendemain,  j'avais  déjà  ma  casquette  de  voyage  sur 
la  tête,  quand  Augustine  arriva. 

Elle  était  encore  plus  pâle  que  la  veille.  On  eût  dit 
qu'elle  n'avait  pas  dormi. 

—  Vous  partez  toujours?  me  dit-elle.  —  Plus  que  ja- 
mais. —  Par  les  messageries  Laffitte?  —  Oui.  —  A  onze 
heures  précises?  —  Oui. 

Elle  se  mit  à  sourire. 

—  Qu'avez-vous?  —  Rien,  me  dit-elle.  Seulement  il 
faut  que  je  sorte.  Embrassons-nous  donc  et  bon  voyage! 

Je  l'embrassai. 

—  Quand  reviendrez -vous?  — Qui  sait?  —  En  tout 
cas  vous  reviendrez  ici?  —  Certes,  —  Adieu.  —  Adieu, 
chère  enfant. 

A  onze  heures  j'étais  dans  le  coupé  de  la  diligence,  et 
il  n'y  avait  même  que  moi  dans  le  coupé.  Ma  mère  venait 


—  77  — 

de  me  dire  adieu  et  la  voilure  partait  déjà,  quand  un  com- 
missionnaire s'approcha  de  la  diligence  et  entrouvrant  la 
portière,  me  dit  : 

—  Monsieur  Emmanuel  de...  —  C'est  moi,  lui  dis-je. 
—  Une  lettre  pour  vous,  monsieur. 

Cet  homme  me  tendit  un  billet,  et  n'eut  que  le  temps 
de  se  jeter  de  côté,  car  la  voiture  allait  heurter  une  borne. 

J'ouvris  le  billet,  il  n'y  avait  que  ces  quelques  mots  : 

«  Mon  cher  voisin, 

»  Rapportez-moi  un  chapelet  de  Rome,  vous  me  devez 
bien  cela.  J'ai  péché  pour  vous. 

»    AUGUSTINE.  » 

Quel  péché  avait-elle  commis?  je  l'ignore.  J'avais  beau 
chercher,  je  ne  devinais  pas.  Je  me  rappelais  bien  sa  pâ- 
leur exagérée  du  matin,  mais  celte  pâleur  pouvait  aussi 
bien  venir  du  repentir  que  du  péché. 

Le  résultat  de  mes  réflexions,  ajouta  Emmanuel  en  me 
regardant,  fut  que  j'avais  été  trop  délicat  la  veille. 

Une  heure  après  nous  changions  de  chevaux  à  Charen- 
ton,  et  j'avais  reiu  vingt  fois  ce  petit  billet  parfumé. 


Ce  qui  suivit  le  retour. 


Tu  sais  ce  que  c'est  que  le  voyage,  continua  Emmanuel; 
la  nouveauté  de  ce  que  je  voyais  ne  tarda  pas  à  ui3  faire 
oublier  Augustine,  et  ce  ne  fut  qu'à  Rcmc,  en  faisant  des 
emplettes,  que  je  me  souvins  du  chapelet  qu'elle  m  avait 
demandé,  plutôt  pour  m'avouor  son  poché  que  pour  vm 
demander  un  cadeau. 


•    —  78  — 

J'achetai  donc  un  fort  beau  chapelet,  que  je  mis  dans 
ma  malle  avec  mes  autres  emplettes,  et  je  continuai  ma 
roule. 

Arrivé  à  Naples,  je  fis  la  connaissance  d'Antonia  dont 
je  devins,  ou  du  moins,  dont  je  crus  et  dont  je  crois  en- 
core être  amoureux,  et  le  souvenir  d'Augustine  disparut 
complètement  de  ma  mémoire. 

Je  revins,  tu  te  le  rappelles,  à  Paris^  avec  ma  dan- 
seuse, et  après  avoir  envoyé  mes  malles  chez  moi,  rue 
Neuve-des-Mathurins,  je  m'installai  presque  complète- 
ment chez  Afltonia. 

Je  ne  revenais  coucher  rue  des  Mathurins  qu'assez 
rarement,  et  lorsqu'en  revenant  du  théâtre  elle  me  disait 
être  fatiguée,  et  qu'elle  était  maussade  comme  le  sont 
souvent  les  danseuses  après  les  représentations. 

Puis  il  y  avait  encore  les  jours  où  je  passais  la  soirée 
avec  mes  amis.  Ces  jours-là,  ou  plutôt  ces  nuits-là,  je 
rentrais  chez  moi,  car  je  trouvais  inutile  d'aller  réveiller 
tout  le  monde  dans  une  maison  qui  n'était  pas  la  mienne, 
et  de  déranger  Anton ia  pour  ne  lui  apporter  que  des  par- 
fums de  cigare  et  de  vin  de  Champagne. 

Une  nuit,  il  pouvait  être  une  heure,  je  rentrai  rue  des 
3Iathurins. 

J'allais  me  mettre  au  lit,  quand  il  me  sembla  entendre 
frapper.  Je  crus  que  c'était  le  vent  qui  secouait  ma  porte, 
et  je  n'ouvris  pas,  mais  on  frappa  une  seconde  fois  plus 
distinctement.  Je  te  jure  que  j'élais^  à  cent  lieues  de  soup- 
çonner le  nom  de  ce  visiteur  nocturne. 

Je  crus  que  c'était  Antonia  qui,  inquiète,  envoyait  sa 
femme  de  chambre  me  chercher. 

J'ouvris. 

C'était  Augustine,  en  robe  de  chambre,  comme  le  soir 
qui  avait  précédé  mon  départ. 

—  Tiens,  c'est  vous,  lui  dis-je. 
El  je  lui  pris  la  main. 

—  Vous  paraissez  bien  étonné  de  me  revoir,  me  dit- 
elle;  me  croyiez-vous  donc  morte  ou  m'avlcz-vous  tout  à 
fait  oubliée? 


«^  79  — 

Et  elle  rc^pondit  à  la  pression  de  ma  main  par  une 
pression  plus  forte;  sa  main  avait  une  souplesse  élec- 
trique. 

—  C'est  cette  main  qui  a  écrit  la  charmante  lettre  que 
vous  m'avez  envoyée  au  bureau  des  diligences?  —  Oui, 
me  dit-elle  en  rougissant.  —  Alors  je  la  baise  deux  fois, 
ce  à  quoi  elle  répondit  par  un  regard  que  je  ne  lui  avais 
pas  encore  vu.  —  El  mon  chapelet?  me  dit-elle.  —  Le 
voici. 

J'allai  à  ma  malle  et  j'en  lirai  le  chapelet. 

—  Pourquoi  ne  me  l'avez-vous  pas  fait  remettre?  il 
est  magnifique  et  je  n'aurais  pas  mieux  demandé  que  d'être 
surprise  plus  tôt. 

Pendant  ce  temps-là  elle  s'était  assise. 

— '  D'abord  je  craignais  que  M.  Frédéric  ne  vous  de- 
mandât d'où  venait  ce  chapelet,  et  que  cela  ne  vous  con- 
trariât de  le  lui  dire  :  —  Je  suis  bien  libre  d'accepter  les 
cadeaux,  reprit-elle  en  souriant,  et  je  ne  suis  pas  forcée 
de  dire,  ni  pourquoi  je  les  demande,  ni  pourquoi  on  me 
les  donne. 

Un  sourire,  le  même  qu'elle  devait  avoir  en  m'écrivanl 
les  trois  lignes  que  je  t'ai  citées  tout  à  l'heure,  errait  con- 
tinuellement sur  ses  lèvres,  c'était  plus  qu'un  sourire, 
c'était  une  confidence. 

—  S'il  faut  que  je  vous  parle  franchement,  continuai- 
je,  je  suis  rarement  ici  et  j'avais  oublié  ce  pauvre  chape- 
let. —  L'amour  fait  oublier  l'amitié.  —  Que  voulez-vous 
dire?  —  Je  veux  dire  que  depuis  que  vous  êtes  amoureux, 
vous  ne  vous  souvenez  plus  de  vos  amis.  —  Et  qui  vous 
a  dit  que  je  fusse  amoureux?  —  Tout  le  monde.  —  Tout 
le  monde  s'occupe  de  moi;  tout  le  monde  est  bien  bon!  — 
C'est  Frédéric  qui  me  l'a  dit.  —  Et  où  l'a-t-il  appris?  — 
Au  cercle.  —  Ah!  vraiment,  et  qu'y  dit-on?  —  On  y  dit, 
reprit  Augusline  avec  un  tremblement  dans  la  voix,  que 
vous  avez  ramené  d'Italie  une  merveille.  — C'est  vrai,  dis-je 
avec  une  certaine  vanité.  Antonia  est  très-jolie.  —  Ah! 
<^llo  .^'appelle  Antonia.  —  Oui.  —  Elle  est  danseuse?  — 


—  80  — 

Justement.  —  Et  c'est  un  amour  sérieux?— Très-sérieux. 
—  Franchement^  l'aimez-vous?  —  Enormément. 

Je  le  jure  que  je  ne  soupçonnais  pas  le  but  de  la  visite 
d'Augustine,  de  sorte  que  je  ne  prêtais  aucune  intention 
aux  réponses  que  je  lui  faisais. 

A  ma  réponse  avait  cependant  succédé  un  silence  pen- 
dant lequel  je  cherchai  de  nouveau  dans  ma  malle  pour 
voir  si  je  trouverais  encore  quelque  chose  à  offrir  à  ma 
voisine. 

—  Tenez,  lui  dis-je  en  m'approchant  d'elle,  comment 
trouvez- vous  ce  bracelet  de  médailles  antiques?  —  Très- 
joli,  me  répondit-elle  presque  sans  l'avoir  regardé.  ■ — 
Voulez-vous  l'accepter? —  Gardez-le  pour  Antonia. 

Il  y  avait  de  l'amertume  dans  celte  phrase.  Je  me  re- 
tournai involontairement  vers  Augustine,  cherchant  sur 
son  visage  la  raison  de  l'intonation  qu'elle  avait  donnée  à 
sa  réponse. 

—  Prenez-le,  lui  dis-je,  vous  me  ferez  plaisir.  —  Au 
fait,  reprit-elle,  il  n'est  pas  assez  beau  pour  l'offrir  à  une 
femme  commeelle.  —  Ma  chère  enfant,  dis-je  à  Augustine, 
il  n'a  d'autre  mérite  que  d'avoir  été  acheté  à  Rome  et 
d'être  fait  avec  des  médailles  antiques.  Je  sais  que  voiis 
aimez  les  choses  originales,  voilà  pourquoi  je  vous  prie 
de  l'accepter.  Quant  à  Antonia,  c'est  une  danseuse  et  elle 
aime  mieux  un  bijou  éclatant  qu'un  bijou  rare  sans  éclat. 

—  Alors,  me  dit-elle,  j'accepte. 
El  elle  me  tendit  la  main. 

Sa  main  était  brûlante  comme  la  veille  du  jour  où  je 
partis. 

—  On  dirait  que  vous  avez  la  fièvre,  lui  dis-je. —  Un 
peu,  me  dit-elle.  —  Il  est  lard,  il  faudrait  peut-être  vous 
coucher.  —  Je  vous  gêne?  —  Etes-vous  folle?  —  N'im- 
porte, je  m'en  vais.  Bonsoir.  —  Et  elle  prit  sa  bougie. 

Malgré  moi  je  me  rappelai  le  soir  où  elle  avait  quitté  ma 
chambre.  Far  un  hasard  tout  naturel,  le  bougeoir  d'Au- 
gustine était  à  la  même  place  que  ce  soir-là,  et  moi  j'étais 
assis  sur  mon  lit. 


«-  81  — 

Je  la  regardai  alors  plus  atlenlivement;  ce  rapproche- 
ment de  deux  incidents  après  trois  mois  d'absence,  jeta 
dans  mon  esprit  des  pensées  de  contrastes.  11  me  sembla 
que  cette  fois  Augustine  ne  quittait  pas  ma  chambre  avec 
les  mêmes  résolutions  que  la  première. 

Elle  semblait  prête  à  pleurer. 

—  Vous  avez  un  chagrin?  lui  demandai-je.  —  Point 
du  tout.  —  Frédéric  n'est-il  pas  revenu?  —  Si  fait, 
puisque  je  vous  ai  dit  que  c'est  lui  qui  m'a  appris  votre 
retour  avec  Anlonia.  —  Qu'avez-vous  alors?  —  Rien. 
Adieu. 

Et  elle  fît  un  mouvement  pour  s'en  aller. 
Je  la  retins  par  le  bras. 

—  Ne  suis-je  plus  votre  ami?  lui  demandai-je  avec  une 
amitié  réelle,  et  tout  prêt  à  compatir  à  la  douleur  qu'elle 
pouvait  avoir  et  à  la  consoler  de  mon  mieux,  voyons,  venez 
vous  asseoir  à  côté  de  moi,  et  contez-moi  cela. 

Elle  reposa  une  seconde  fois  son  bougeoir  sur  la  che- 
minée, et  me  suivit  sans  opposition. 
Je  m'assis  sur  mon  lit  et  la  fis  asseoir  à  mon  côté. 

—  Ainsi  elle  est  très-jolie,  fit-elle  en  me  regardant 
d'une  façon  toute  nouvelle. 

Je  ne  répondis  rien,  mais  il  se  réveilla  en  moi  une 
foule  de  pensées  ou  plutôt  de  souvenirs  au  -contact  de  cette 
femme,  et  les  petits  pieds,  les  cheveux,  les  jambes,  les 
hanches  me  passèrent  comme  un  éblouissement  dans  la 
tête. 

11  y  a  des  moments  où  l'esprit  se  trouble  si  instanta- 
nément, que  la  bouche,  sans  savoir  ce  qu'elle  dit,  mur- 
mure un  mot.  .sous  lequel  Ihomme  en  proie  à  ce  trouble 
croit  cacher  ce  qu'il  éprouve. 

—  Causons,  dis-je  à  Augustine. 

Et  tout  en  disant  cela,  je  lui  passai  la  main  autour  de 
la  taille;  comme  trois  mois  auparavant,  je  frissonnai,  au 
toucher  de  ce  corps  souple  et  ardent. 

Je  croyais  qu'elle  allait  se  défendre,  elle  ne  se  défendit 
pas.  elle  se  contenta  de  me  dire  : 

LA    VIE    A    VIIVGT    AÎVS.  6 


—  82  — 

—  Si  elle  vous  voyait!  —  Que  me  fait  qu'elle  me  voie! 
—  Vous  ne  l'aimez  donc  pas?  —  Je  l'aime,  mais  qu'im- 
porte? 

Et  je  fixai  ardemment  mes  yeux  sur  ceux  d'Augustine. 

11  me  sembla  que  des  yeux  de  cette  femme  jaillissait  un 
rayon  de  volupté,  comme  un  éclair  au  contact  de  deux 
électricités. 

—  Qu'importe,  si  vous  m'aimez  un  peu,  repris-je, 
enhardi  par  ce  regard.  —  Mais  moi,  je  ne  puis  pas  être 
votre  maîtresse.  Allez,  Emmanuel,  laissez-moi,  cela  vaut 
mieux. 

Cela  vaut  mieux  me  sembla  étrange;  il  y  avait  donc 
la  possibilité  d'autre  chose,  puisqu'elle  me  disait  qu'il 
valait  mieux  que  cette  chose  ne  fût  pas. 

Je  ne  perdis  pas  mon  temps  à  chercher  les  causes  qui 
pouvaient  avoir  opéré  ce  changement. 

Je  sais  que  la  femme  est  un  abîme,  mais  je  ne  le  sonde 
pas. 

Cependant  Augustine  était  envahie  par  une  émotion 
réelle,  et  au  lieu  de  dégager  mes  bras  d'autour  de  sa 
taille,  je  la  serrais  plus  étroilementet  je  sentais  son  cœur 
battre  comme  le  mien. 

En  ce  moment  j'eusse  donné  dix  ans  de  ma  vie  pour  la 
possession  de  cette  femme. 

Ce  Frédéric  qui  s'en  allait  de  chez  elle  à  minuit  m'ap- 
parul  comme  un  être  slupide. 

Pourtant  le  caractère  d'Augustine  s'était  si  nettement 
prononcé  dans  le  commencement  de  notre  connaissance 
qu'il  m'était  impossible  de  croire  à  un  démenti  si  prompt 
du  passé  et  que  je  n'osais  pas  lui  demander  autre  chose 
que  ce  qu'elle  m'accordait,  tant  je  craignais  de  la  voir 
m'échapper  encore. 

—  Non,  décidément,  laissez-moi  rentrer,^  murmura-t- 
elle,  vous  me  le  conseilliez  tout  à  l'heure,  il  le  faut,  je  le 
veux...  je  vous  en  prie. 

Et  en  même  temps  tout  en  paraissant  faire  des  efforts 
pour  sortir  de  mes  bras,  soit  faiblesse  réelle,  soit  aban- 


don,  elle  laissa  tomber  sa  tête  sur  mon  épaule,  et  je  sen- 
tis son  haleine  brûlante  sur  ma  joue,  et  je  posai  mes 
lèvres  sur  les  siennes. 

Mais  alors  elle  s'élança  de  mes  bras,  en  disant  : 

—  Au  nom  du  ciel  laissez-moi,  laissez-moi. 

Celte  fois  c'était  trop,  je  n'avais  jamais  rêvé  ce  que 
tout  le  parfum  de  celte  femme  me  prometlait,  et  je  courus 
après,  elle: 

—  Ecoule,  lui  dis-je,  tu  ne  sortiras  pas  d'ici.  —  A 
quoi  bon,  fît-elle,  vous  avez  une  maîtresse  que  vous 
aimez,  qui  vous  aime. 

Et  elle  passasses  mains  sur  son  front  comme  si  sa  rai- 
son eût  été  près  de  lui  échapper  et  qu'elle  eût  voulu  la 
ressaisir. 

—  Je  la  quitterai,  je  quitterai  tout  pour  toi,  mais  au 
nom  du  ciel,  ne  t'en  va  pas  ce  soir.  —  J'étouffe,  mur- 
mura-t-elle. 

J'entr'ouvris  la  fenêtre  et  je  revins  à  elle. 
Je  défis  les  boulons  de  sa  robe  de  chambre. 
Elle  ne  bougea  point. 

Je  lui  ôlai  sa  robe  tout  à  fait;  elle  ne  dit  rien. 
x\lors,  je  la  pris  dans  mes  bras,  et  je  sentis  ce  corps  tel 
que  je  l'avais  deviné,  frémir  contre  moi. 
J'alla  à  ma  porte  et  je  fermai  les  verrous. 

—  Ah!  me  dis-je,  monsieur  Frédéric,  vous  avez  ri 
quand  je  suis  tombé  dans  l'escalier,  je  vais  bien  rire  de- 
main quand  vous  le  monterez. 

Quand  je  revins  dans  ma  chambre,  Augusline  s'était 
jetée  sur  mon  lit,  et  sa  têledisparaissaildans  les  oreillers. 

Quand  le  lendemain,  le  soleil  pénétra  chez  elle,  il 
n'éclaira  qu'un  lit  vide. 


84  — 


E.'e9prlt  dans  le  cœur. 

Tout  ce  que  je  puis  ajouter,  c'est  qu'une  nuit  encore 
comme  celle  que  je  venais  de  passer,  et  je  fusse  devenu 
fou  de  celte  femme,  et  je  l'eusse  suivie  comme  un  chien 
suit  son  maître. 

Aussi,  quand  à  son  réveil,  elle  me  vit  la  contemplant, 
elle  se  pencha  à  mon  col  avec  la  nonchalance  de  la  force 
abattue,  du  désir  calmé,  de  l'ivresse  éteinte,  et  y  resta 
longtemps  suspendue. 

—  Je  t'aime,  lui  dis-je  alors.  —  Et  moi  aussi,  mur- 
mura-t-elle  avec  l'accent  de  la  force  qui  revient.  —  Et 
nous  vivrons  toujours  ensemble. —  Non,  non,  me  dit-elle, 
il  faut  même  que  vous  oubliiez  cette  nuit,  comme  si  elle 
n'avait  jamais  existé.  —  Que  dis-tu?  —  .Je  dis,  mon  Em- 
manuel, que  depuis  la  nuit  qui  a  précédé  ton  départ,  et 
depuis  le  moment  où  j'ai  senti  tes  lèvres  sur  les  miennes, 
j'ai  le  cœur  qui  me  brûle  quand  je  pense  à  toi,  et  que 
quand  tu  es  revenu  avec  cette  femme,  j'ai  été  comme  ja- 
louse. Tu  le  sais,  je  suis  franche:  ton  dédain,  ton  oubli 
n'ont  fait  qu'augmenter,  non  pas  mon  amour,  car  ce  n'est 
pas  là  de  l'amour,  mais  ma  folie.  Il  fallait  enfin  que  je 
passasse  une  nuit  avec  toi,  car  je  te  désirais  avec  tous 
mes  sens,  mais  je  ne  serais  pas  sûre  de  t'aimer  avec  tout 
mon  cœur. 

Et  puis,  ajouta-t-elle  en  sautant  à  bas  du  lit,  il  y  a  trois 
mois,  tu  n'avais  pas  de  maîtresse,  et  je  ne  trompais  per- 
sonne, aujourd'hui  tu  en  as  une,  et  je  trompe  quelqu'un. 

Et  la  folle  enfant  me  laissant  à  moitié  fou  sur  mon  lit, 
se  rhabilla  à  la  hâte. 

Au  moment  de  sortir  de  chez  moi,  elle  me  dit  : 

—  Tu  ne  parleras  jamais  do  cela  à  personne,  lu  me 


—  85  — 

le  jures.  —  Je  te  le  jure.  —  Un  jour  je  le  dégagerai  de 
ton  serment,  car  notre  histoire  est  bizarre  et  tu  éprouve- 
ras le  besoin  de  la  raconter.  —  Mais,  lui  dis-je  à  mon 
tour,  promets-moi  de  me  répondre  franchement. — Parle. 

—  Combien  as-tu  eu  d'amants  dans  ta  vie?  —  Frédéric  et 
toi.  —  Pas  d'autre?  —  Sur  Dieu!  —  Et  tu  veux  que  cela 
linisse  ainsi  entre  nous.  —  Je  le  veux.  Mais  dis-moi  de 
nouveau  que  tu  aurais  quitté  Antonia  pour  moi.  —  J'y 
suis  prêt  encore.  —  Merci,  me  dit-elle,  je  t'aime. 

Elle  m'embrassa  et  disparut. 

—  Et  depuis?  demandai-je  à  Emmanuel.  — Depuis,  me 
répondit-il,  cela  va  te  paraître  étrange,  je  ne  l'ai  jamais 
revue  que  dans  l'escalier,  mais  toujours  elle  me  regardait 
à  me  faire  damner,  puis  je  fai  retrouvée  l'autre  nuit  au 
bal  de  l'Opéra,  où  elle  m'avait  dit  de  venir.  —  Pourquoi? 

—  Pour  me  délier  de  mon  serment  à  partir  de  dimanche. 
Frédéric  l'épouse  samedi.  -  Il  l'épouse!  m'écriai-je.  Que 
penses-tu  de  cela?  —  Je  pense  quil  est  bien  heureu?i!  me 
dit  Emmanuel. 


Ce  que   c^étalt  que    l'amour    de    mademoiselle 
i&ntouia. 


J'avais  mes  trois  histoires,  mais  comme  vous  avez  pu  le 
voir,  deux  seulement  m'étaient  connues  dans  tous  leurs 
détails  et  la  liaison  d'Emmanuel  et  d'Antonia  n'était  qu'in- 
diquée dans  le  récit  du  héros  de  ces  aventures. 

A  peine  avait -il  dit  le  dernier  mot  qu'on  a  lu  qu'il 
s'était  enfui,  comme  pour  échapper  aux  nouvelles  questions 
que  je  pouvais  lui  faire.  Le  silence  qu'il  avait  presque  af- 
fecté de  garder  à  l'endroit  d'Antonia,  me  parut  cacher 
quelques  mystères  delà  vie  intime  qu'il  devait  être  curieux 
de  connaître,  et  puisqu'il  ne  me  les  contait  pas,  je  me 


—  86  — 

promis  bien  de  les  découvrir  et  d'aller  chercher  le  monstre 
jusque  dans  son  antre. 

Je  connaissais  l'adresse  d'Emmanuel,  qui,  depuis  qu'il 
vivait  avec  une  danseuse  en  renom,  s  était  cru  forcé  de 
quitter  son  modeste  appartement  de  la  rue  Neuve  des  Ma- 
lhurins,etde  le  remplacer  par  un  fastueux  entre-sol  de  la 
rue  Taitbout. 

Quelques  jours  après  cette  seconde  rencontre,  je  me 
rendis  chez  Emmanuel. 

—  Qui  demandez-vous?  médit  la  portière. —  M.Em- 
manuel de...  —  Il  n'y  est  pas.  —  Son  domestique  est-il 
chez  lui?  —  Non,  monsieur.  — A  quelle  heure  trouve-t- 
on Emmanuel?  —  C'est  bien  rare  qu'il  soit  ici.  —  Et  son 
domestique?  —  Il  n'y  est  presque  jamais. 

Je  regardai  la  portière,  je  la  croyais  folle. 

—  Pardon,  madame,  lui  dis-je,  mais  Emmanuel  de... 
est  bien  locataire  de  celle  maison? —  Oui,  monsieur,  il  y 
demeure,  mais  il  n'y  reste  pas. —  Alors,  madame,  veuil- 
lez me  dire,  répliquai-je  avec  une  exagération  de  politesse 
qui  dut  donner  à  la  portière  une  bonne  opinion  de  mon 
respect  pour  la  classe  dont  elle  faisait  partie,  veuillez  me 
dire  quelle  est  la  maison  où  Emmanuel  ne  demeure  pas, 
mais  où  il  reste.  —  Je  n'en  sais  rien,  monsieur,  il  n'y  a 
que  son  domestique  qui  puisse  vous  le  dire. 

Cela  tournait  un  peu  trop  à  la  plaisanterie. 

—  Mais,  m'écriai-je,  puisque  le  domestique  n'est  pres- 
que jamais  ici,  comment  voulez-vous  que  je  le  trouve?  — 
Si  monsieur  veut  me  dire  son  nom  et  son  adresse,  je  dirai 
à  Alphonse  d'aller  voir  monsieur.  —  Le  domestique  d'Em- 
manuel s'appelle  Alphonse?  —  Oui,  monsieur. 

Je  donnai  mon  nom  et  mon  adresse,  et  j'ajoutai  : 

—  Priez  M.  Alphonse,  si  cela  ne  le  dérange  pas  trop, 
toutefois,  de  venir  me  dire  où  je  pourrai  trouver  Emma- 
nuel, car  j'ai  quelque  chose  d'important  à  lui  communiquer. 
—  Je  n'y  manquerai  pas,  fit  la  portière. 

Je  rentrai  chez  moi. 

Huit  jours  s'écoulèrent  sans  que  M.  Alphonse  parût. 


—  87  — 

Je  retournai  rue  Taitboul. 

—  M.  Alphonse  va-t-il  bien?  demandai-je  à  la  portière. 

—  Oui,  monsieur,  Irès-bien,  répondit  celle-ci  qui  ne  me 
reconnut  pas  tout  de  suite.  —  Est-il  ici?  —  INon,  mon- 
sieur. —  Ah  çà,  il  n'y  est  donc  jamais?  —  11  y  est  bien 
rarement.  —  Et  Emmanuel?  —  Il  y  a  quinze  jours  que 
nous  ne  l'avons  vu.  Ahî  mais,  vous  êtes  le  monsieur  qui 
est  venu  il  y  a  huit  jours?  —  Oui,  et  à  qui  vous  aviez  pro- 
mis d'envoyer  M.  Alphonse.  ■—  Il  n'est  pas  allé  chez  vous? 

—  Je  ne  l'ai  pas  vu.  —  Il  me  l'avait  bien  dit!  —  Qu'il 
ne  viendrait  pas?  —  Oui.  —  Et  pourquoi  donc?  —  Il 
prétend  qu'il  n'a  pas  le  temps  de  se  déranger  pour  tous  les 
amis  de  M.  Emmanuel.  —  Savez-vous  qu'il  est  assez  im- 
pertinent, M.  Alphonse.  —  Ahî  il  est  comme  cela.  — 
Ainsi,  il  n'y  a  pas  moyen  de  voir  M.  Emmanuel,  ni 31.  Al- 
pJîonse,  ni  de  savoir  où  les  trouver  l'un  ou  l'autre?  —  Si 
vous  voulez  me  promettre  de  ne  pas  dire  que  c'est  moi 
qui  vous  ai  dit  où  il  est,  je  vous  dirai  où  vous  pourrez 
trouver  M.  Alphonse.  —  Soyez  tranquille.  —  Vous  me 
le  promettez?  —  Je  vous  le  promets.  Vous  avez  donc  bien 
grand'peur  de  lui?  —  Ah!  Monsieur,  tout  le  monde 
tremble  devant  lui,  dans  la  maison.  —  Je  suis  d'autant 
plus  curieux  de  le  connaître.  Voyons,  où  est-il?  —  Il  est 
chez  le  marchand  de  vin  à  gauche,  au  bout  de  la  rue.  — 
Merci,  j'y  vais. 

La  portière  poussa  une  exclamation  d'étonnement. 
Je  me  rendis  chez  le  marchand  de  vin,  que  je  trouvai 
assis  à  son  comptoir. 

—  M.  Alphonse  est-il  ici?  lui  demandai-je.  —  Il  est 
dans  l'arrière-boutique ,  il  déjeune,  me  répondit  cet 
homme.  —  Voudriez-vous  lui  dire  qu'il  y  a  ici  quelqu'un 
qui  désire  lui  parler.  —  Alphonse,  cria  le  marchand  de 
vin  en  ouvrant  la  porte  de  son  arrière-boutique,  dont  il 
avait  fait  une  espèce  de  cabinet  particulier.  —  Quoi?  ré- 
pondit une  voix  éraillée,  au  milieu  des  voix  avinées  de 
plusieurs  hommes.  —  Il  y  a  là  un  monsieur  qui  te  de- 
mande. —  Eh  bien!  qu'il  entre.  —  Voulez-vous  entrer, 
monsieur,  me  dit  le  marchand  de  vin. 


—  SS- 
II fallait  bien  en  passer  par  là.  D'ailleurs,  cette  étude 
de  domestique  m'amusait  assez. 
J'entrai. 

—  M.  Alphonse,  le  domestique  de  M.  Emmanuel  de... 
dis-je  en  entrant. 

Cette  dénomination  fit  rougir  un  grand  gaillard  qui 
porta  la  main  à  sa  casquette,  plutôt  par  habitude  que  par 
politesse,  et  qui  me  dit  : 

—  C'est  moi,  monsieur.  —  Pouvez-vous  me  dire  où  je 
trouverai  votre  maître?  lui  dis-je.  —  Mon  maître,  répon- 
dit M.  Alphonse,  en  rougissant  de  nouveau,  il  est  chez 
sa  petite. 

Ce  fut  moi,  à  mon  tour,  qui  rougis  de  la  façon  dont  ce 
laquais  parlait  d'Emmanuel. 

Les  camarades  de  M.Alphonse  se  mirent  à  rire  de  l'in- 
tonation qu'il  avait  donnée  à  sa  facétie. 

—  Qui  appelez-vous  sa  petite?  dis-je  avec  un  sang- 
Iroid  invulnérable;  est-ce  une  domestique? 

Et  je  regardai  M.  Alphonse,  de  façon  à  lui  faire  conir' 
prendre  que  je  ne  souffrirais  pas  une  seconde  imperti- 
nence. Je  crois  que  ces  sortes  d'imbéciles,  subissent, 
malgré  eux,  l'ascendant  moral;  car  celui-ci,  qui  était  de 
taille  à  en  manger  quatre  comme  moi,  cessa  ce  ton  badin, 
et  ôtant  sa  casquette,  me  dit  :  —  Monsieur  Emmandel 
de...  est  chez  mademoiselle  Antonia,ruede  Provence,  19. 

Je  portai  la  main  a  mon  chapeau,  et  je  sortis. 

Je  me  rendis  immédiatement  rue  de  Provence,  19. 

Je  montai  à  l'étage  que  m'indiqua  le  portier,  au  troi- 
sième, et  je  sonnai  à  une  porte  de  velours  vert,  entourée 
de  clous  dorés  et  ornée  d'un  bouton  de  cristal. 

— M.  Emmanuel  de...  dis-je  à  la  femme  de  chambre, 
qui  vint  m'ouvrir,  est-il  ici?  —  Non,  monsieur,  répondit 
cette  fille,  avec  une  certaine  hésitation.  —  Mademoiselle 
Antonia  y  est-elle?  —  Non  plus.  — Ayez  la  bonté  de  re- 
mettre cette  carte  à  Emmanuel,  quand  il  rentrera. — Oui, 
monsieur. 

La  femme  de  chambre  referma  la  porte.  Je  descendis 


—  89  — 

lentement  tant  j'étais  convaincu  que  l'absence  d'Emmanuel 
n'était  qu'une  consigne,  et  qu'il  allait  me  faire  rappeler 
dès  qu'on  lui  aurait  remis  ma  carte. 

Je  n'avais  pas  descendu  vingt  marches,  que  j'entendis 
sa  voix. 

— Remonte  donc,  me  criait-il,  par-dessus  l'escalier,  j'y 
suis  toujours  pour  toi. 

Je  remontai. 

—  C'est  bien  aimable  de  venir  me  voir,  me  dit-il,  en 
me  tendant  la  main.  —  J'ai  eu  assez  de  peine  à  trouver 
cette  atli-esse.  —  Tu  n'avais  qu'à  la  demander  chez  moi. 
—  C'est  ce  que  j'ai  fait. 

Tout  en  causant,  Emmanuel  m'avait  emmené  dans  un 
boudoir  tendre  de  brocatelle  jaune,  et  m'avait  fait  asseoir 
auprès  du  feu. 

—  Eh  bienî  reprit-il,  on  t'a  dit  tout  de  suite  où  tu 
pouvais  me  trouver.  —  Il  n'y  a  que  ton  domestique  qui 
sache  cela.  —  Alphonse.  —  Justement.  Il  est  très-inso- 
lent, M.  Alphonse. 

Emmanuel  passa  la  main  sur  son  front;  avec  un  geste 
d'impatience,  et  il  ajouta  : 

—  Enfin,  il  t'a  donné  l'adresse  d'Antonia.  —  Oui.  — 
C'est  tout  ce  qu'il  faut. 

Comme  il  paraissait  être  désagréable  à  Emmanuel  qu'on 
lui  parlât  de  son  domestique,  je  ne  lui  en  ouvris  plus  la 
bouche. 

—  Sais-tu  que  tu  es  fort  bien  ici,  lui  dis-je  pour  chan- 
ger la  conversation. —  Oui,  tout  à  l'heure  je  le  montre- 
rai le  reste,  quand  Antonia  s'en  ira  à  sa  répétition. 

En  ce  moment,  la  femme  de  chambre  ouvrit  la  porte 
du  boudoir. 

—  Monsieur,  dit-elle  à  Emmanuel,  madame  vous  de- 
mande. — Attends-moi  un  instant,  me  dit  Emmanuel,  et 
il  sortit. 

J'attendis  tout  en  regardant  les  mille  inutilités  qui 
composent  le  boudoir  des  femmes  en  général,  et  des  dan- 
seuses en  particulier. 


—  90  —  . 

Au  boni  de  dix  minutes  environ,  j'entendis  les  portes 
du  carré  de  la  salle  à  manger  et  du  salon  qui  se  refer- 
maient bruyamment,  et  Emmanuel  reparut,  l'air  irrité  ou 
plutôt  malheureux. 

—  Je  te  gêne,  peut-être,  lui  dis-je,  dis-le-moi,  je  m'en 
irai.  —  Au  contraire,  reste,  me  dit-il,  et  le  plus  long- 
temps que  tu  pourras. 

Il  s'assit  en  poussant  un  soupir  et  prenant  les  pincettes, 
il  se  mit  à  tisonner,  comme  un  homme  préoccupé  et  qui 
ne  sait  que  faire. 

— Antonia  est  partie?  lui  demandai-je. — Elle  vient  de 
sortir. — Répète-t-elleun  ballet  nouveau? — Je  crois  qu'oui. 

—  Cela  paraît  ne  pas  l'inquiéter  beaucoup.  —  En  effet, 
cela  m'est  assez  indifférent. 

On  sonna. 

—  Tais-toi,  me  dit  tout  bas  Emmanuel.  —  Tu  ne 
veux  pas  recevoir?  —  Non. 

Cinq  minutes  après,  la  femme  de  chambre  parut. 

—  C'est  la  modiste  de  madame,  dit-elle  à  Emmanuel. 

—  Eh  bien!  vous  lui  avez  dit  que  madame  est  sortie.  — 
Oui,  monsieur,  elle  a  dit  qu'elle  reviendrait  ce  soir. 

Nouveau  soupir  d'Emmanuel. 

La  femme  de  chambre  nous  laissa. 

—  Si  nous  visitions  l'appartement,  dis-je  alors.  — 
Viens. 

Emmanuel  se  leva,  je  le  suivis. 

Il  avait  l'air  aussi  ennuyé  que  cela  est  possible. 

Nous  entrâmes  dans  le  salon,  blanc,  cerise  et  or. 

—  C'est  toi  qui  as  donné  ce  salon  à  Antonia?  lui  dis-je. 

—  Oui,  c'est  moi  qui  lui  ai  donné  tout  ce  qu'il  y  a  ici. 
Trouves-tu  ce  salon  beau?  —  Superbe.  —  Voici  sa 
chambre,  dit  Emmanuel  en  ouvrant  une  porte,  et  nous 
nous  trouvâmes  dans  une  chambre  tendue  de  damas  bleu, 
dont  le  litet  les  meubles  étaient  on  bois  de  rose,  et  dont  les 
rideaux  étaient  faits  en  guipure  de  Venise,  la  plus  cbère 
de  toutes  les  guipures.  —  Diable!  dis-je,  tu  fais  on  ne 
peut  mieux  les  choses.  —  N'est-ce  pas  que  celte  chambre 


—  t)l  — 

est  jolie?  fil  Emmanuel,  comme  si  ma  réponse  aflîrmalive 
eût  dû  le  consoler  quelque  peu  de  l'ennui  qu'il  avait.  — 
Elle  est  ravissante!  —  Tu  as  vu  la  salle  à  manger?  —  En 
tapisserie,  et  en  chêne  sculpté.  —  Oui.  —  Elle  est  très- 
belle.  —  Voilà  tout,  mon  cher.  —  C'est  bien  assez.  Et 
lu  en  as  ici,  pour...  —  En  tout?  —  Oui,  en  tout.  — 
J'en  ai  pour  cinquante-sept  mille  francs.  —  Et  tout  cela 
est  payé?  —  Hélas!  non. 

On  sonna  de  nouveau.  Nous  entendîmes  la  femme  de 
chambre  causer  quelques  instants  avec  le  visiteur,  puis 
la  porte  se  referma. 

—  C'est  le  loueur  de  voilures,  dit  celte  fille  en  ouvrant 
la  porte  du  salon.  —  Vous  lui  avez  dit  que  je  n'y  étais 
pas?  —  Oui,  monsieur.  —  Qu'est-ce  qu'il  a  dit?  —  Qu'il 
reviendrait  demain. 

Nous  retournâmes  dans  le  boudoir. 

Je  me  rassis.  J'aurais  voulu  savoir  la  cause  de  ce 
profond  ennui  dans  lequel  Emmanuel  paraissait  plongé. 
Je  la  devinais  peut-être  bien  un  peu,  mais  j'eusse  voulu 
l'apprendre  de  lui-même.  Je  repris. 

—  Tu  ne  vas  jamais  rue  Taitbout?  —  Jamais.  — 

—  Pourquoi?  —  Qu"irais-je  y  faire?  —  Tu  as  tort  de 
garder  un  domestique.  Cet  Alphonse  passe  sa  vie  chez 
le  marchand  de  vin,  et  c'est  ton  vin  qu'il  y  boit.  — 
Je  le  sais  bien.  —  Pourquoi  ne  le  renvoies-tu  pas?  — 
ïlst-ce  que  je  le  peux?  — Tu  lui  dois  de  l'argent?  —  Oui. 

—  Beaucoup?  —  Beaucoup.  — •  Combien?  —  Qualre 
mille  franco.  —  Comment  se  fait-il  que  tu  doives  quatre 
mille  francs  à  ton  domestique?  —  II  m'en  a  prèle  trois 
mille.  —  Tu  as  emprunté  de  l'argent  à  cet  homme?  —  II 
le  fallait  bien,  et  lu  comprends  maintenant  pourquoi  je 
n'ose  rien  lui  dire.  Sans  lui,  j'allais  à  Clichy. 

C'était  juste.  Je  baissai  la  tête. 

—  Anlonia  sait  tout  cela?  rcpris-je.  —  Oui.  —  Que  te 
dit-elle?  —  Elle  me  fait  des  scènes.  —  Pour...  —  Pour 
avoir  de  l'argenl,  pardieu!  —  Et  lu  n'en  as  pas?  —  Il  n'y 
a  pas  vingt  francs  ici.  —  El  ta  mère?  —  Ma  mère?  je 


—  92  — 

suis  brouillé  avec  elle.  —  Il  faut  rompre  avec  celte  vie-là, 
mon  cher.  —  Trouve  le  moyen.  Ma  mère  ne  veut  pas  me 
donner  un  sou,  je  n'en  trouve  plus  à  emprunter,  je  n'en 
ai  pas  et  j'ai  trente  mille  francs  de  dettes. 

Comme  il  disait  cela,  on  sonna  encore. 

Cette  fois,  le  visiteur  ne  se  laissa  pas  congédier  comme 
les  deux  précédents,  et  je  l'entendis  même  crier  :  Je  sais 
que  votre  maître  est  ici,  je  ne  m'en  irai  pas  sans  lui  avoir 
parlé. 

—  Celui-là,  c'est  le  bijoutier,  fit  Emmanuel  avec  un 
nouveau  soupir. 

Il  m.e  faisait  pitié. 

La  femme  de  chambre  ouvrit  une  troisième  fois  la  porte. 

—  C'est  le  bijoutier,  dit-elle  tout  bas.  —  Je  le  sais 
bien.  —  Il  ne  veut  pas  s'en  aller.  —  C'est  bon.  Allez. 

Emmanuel  fourra  ses  mains  dans  ses  poches  et  se 
promena  de  long  en  large  comme  un  homme  qui  devient 
fou. 

Je  compris  le  suicide  pour  dettes,  ^ 

—  Veux-tu  que  j'aille  parler  à  cet  homme?  lui  dis-je. 
—  C'est  cela,  vas-y,  me  dit  Emmanuel  sautant  avec  joie 
sur  ce  moyen.  —  Que  lui  dirai-je?  —  Tout  ce  que  lu 
voudras,  pourvu  qu'il  s'en  aille  et  que  je  ne  le  voie  pas. 
Voilà  cinquante  fois  que  je  le  fais  venir. 

Je  sortis  du  boudoir. 

Je  trouvai  le  bijoutier  assis  dans  la  salle  à  manger. 
J'allai  à  lui;  j'étais  assez  embarrassé.  Il  se  leva. 

~  Monsieur,  lui  dis-je,  Emmanuel  ne  peut  vous  rece- 
voir en  ce  moment.  —  Mais ,  monsieur,  fit  cet  honnête 
commerçant  qui  avait  évidemment  vendu  à  Emmanuel 
cinquante  pour  cent  trop  cher  et  qui  était  aussi  exigeant 
que  s'il  avait  vendu  au  prix  de  fabrique,  il  faut  pourtant 
que  cela  finisse;  monsieur  de...  me  doit  six  mille  francs, 
depuis  un  an,  et  je  n'ai  pas  encore  reçu  un  sou.  Je  ne 
m'en  vais  pas  sans  qu'il  m'ait  donné  au  moins  un  à- 
comple,  quand  ce  ne  serait  que  cent  francs. 

Je  savais  qu'il  n'y  avait  pas  vingt  francs  dans  la  mai- 


—  95  — 

son,  et  je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  je  n'avais  pas  les 
cent  francs. 

—  Emmanuel  est  malade,  il  n'a  pas  cette  somme  ici, 
dis-je  au  bijoutier  d'un  ton  presque  suppliant:  s'il  Favait, 
il  vous  la  donnerait  tout  de  suite.  On  est  en  train  d'ar- 
ranger ses  affaires,  patientez  un  peu,  cela  ne  tardera  pas. 
Je  prends  rengagement  qu'il  vous  enverra  un  ù-compte 
avant  huit  jours. 

Le  créancier  s'ébranlait.  Je  portai  le  dernier  coup. 

—  Il  faut  avoir  un  peu  d'Indulgence  pour  les  jeunes 
gens,  conlinuai-je,  ils  achètent  sans  marchander,  et  sans 
trop  savoir  ce  qu'ils  font.C"esl  à  vous  autres,  messieurs 
les  marchands,  d'être  plus  raisonnables  qu'eux.  Je  par- 
lerai dès  ce-Soir  de  votie  créance  à  la  uière  d'Emmanuel, 
et  je  vous  assume  que  vous  aurez  bientôt  une  bonne  ré- 
ponse. —  Ce  qui  m'irrite,  ce  n'est  pas  tant  qu'on  me 
doive  que  de  voir  qu'on  ne  me  reçoit  jamais.  Si  je  voyais 
M.  de***,  je  patienterais;  mais  je  suis  humilié  de  trouver 
toujours  des  domestiques  qui  me  répondent  :  monsieur 
n'y  est  pas,  ou  :  il  vient  de  sortir,  ou  :  il  est  à  la  cam- 
pagne, quand  je  sais  pertinemment  qu'il  est  dans  sa 
chambre.  — Vous  avez  raison;  cela  est  m.al  et  jen  ferai 
des  reproches  à  Emmanuel. —  Je  compte  sur  vous  .mon- 
sieur.—  Soyez  tranquille.  — Avant  huit  jours? — Avant 
huit  jours.  —  J'ai  l'honneur  de  vous  saluer. 

Le  bijoutier  sortit. 

—  Eh  bien?  me  dit  Emmanuel  en  me  voyant  entrer. 
—  II  s'en  va,  lui  dis-je.  —  Combien  je  te  remercie!  fît-il 
en  me  tendant  la  main.  —  Ohî  je  sais  ce  (jue  c'est.  — 
lui  as-tu  dit? —  Je  lui  ai  promis  un  à-compte;  tâche  de 
lui  en  donner  un.  — Est-ce  que  tu  crois  que  si  je  le  pou- 
vais je  ne  les  payerais  pas  tous,  quand  j»?  devrais  vivre  de 
pain  et  d'eau  pendant  un  an.  —  Mais,  tu  avais  des  ren- 
tes? —  Deux  maisons.  —  Emprunte  dessus.  —  Est-ce 
que  ce  n'est  pas  déjà  fait,  et  ma  mère  m'a  fait  dire,  car  je 
ne  la  vois  plus,  qu'elle  me  ferait  interdire  si  je  formais 
un  nouvel  emprunt.  —  Comment  peux-tu  vivre  dans  Ci's 

LA    VTE    A    VINGT    VNS.  1 


—  U  — 

lourmenls-là?  —  Ah!  je  n'en  sais  rien.  —  Tu  aimes  donc 
bien  Antonia?  —  Je  ne  l'ai  jamais  aimée  :  voilà  ce  qu'il  y 
a  d'affreux!  Tu  sais  pourquoi  je  l'ai  ramenée,  pour  faire 
enrager  Henriette,  vengeance  dont  je  suis  bien  puni  au- 
jourd'hui. J'ai  dépensé  de  l'argent  avec  Antonia  pour 
avoir  l'air  d'en  être  amoureux,  et  j'en  suis  arrivé  où  j'en 
suis-  — Tu  ne  me  disais  pas  cela  à  l'Opéra.  —  El  je  ne 
te  l'aurais  jamais  dit,  si  tu  ne  l'avais  vu  par  toi-même. 
Je  rougis  de  la  vie  que  je  mène.  —  Il  faut  en  sortir.  — 
Comment!  Je  t'ai  déjà  dit  que  c'est  impossible.  —  Rai- 
sonnons, cependant.  —  Cela  ne  servira  à  rien.  —  Tu  es 
au  bout  de  tes  ressources?  —  Oui.  —  Tu  n'as  pas  vingt 
francs  chez  toi,  m'as-tu  dit.  —  C'est  vrai.  —  Prenons 
les  choses  au  pire.  Demain,  tu  n'auras  plus  un  sou.  — 
C'est  encore  vrai.  —  Comment  feras-tu?  Tu  mourras  donc 
de  faim?  —  Non,  parce  que  je  trouverai  à  emprunter  cent 
francs,  deux  cents  francs,  cinquante  francs,  â  mes  amis, 
à  mon  tailleur,  à  mon  bottier,  que  sais-je,  moi?  et  la  mai- 
son ira  encore.  Je  louerai  une  loge,  je  mènerai  Antonia 
au  spectacle  et  j'aurai  la  paix  pendant  quatre  ou  cinq 
jours.  C'est  beaucoup,  va,  quatre  ou  cinq  jours  de  tran- 
quillité. Voilà  comme  je  vis  depuis  trois  mois,  et  la  preuve 
qu'on  s'habitue  à  tout,  même  à  cette  vie  honteuse,  c'est 
que  je  la  subis  aujourd'hui,  et  que  si,  il  y  a  deux  ans,  on 
m'eût  annoncé  qu'un  jour  je  vivrais  ainsi,  je  crois  que 
j'eusse  préféré  me  brûler  la  cervelle  tout  de  suite.  On  ne 
sait  pas  ce  qu'une  femme  sans  cœur  peut  faire  d'un  homme 
sans  énergie.  C'est  affreux  à  dire,  mais  un  an  encore  de 
celte  existence  problématique,  et  je  crois  que  j'en  arrive- 
rais â  admettre,  sans  exception,  tous  les  moyens  de  me 
procurer  de  l'argent.  —  Si  Antonia  t'aimait  un  peu,  dis- 
je,  ne  voulant  pas  répondre  à  cette  dernière  phrase,  elle 
réduirait  ses  dépenses.  —  M'aimàl-elle  comme  Juliette 
aimait  Roméo,ellene  pourrait  pas  arriver  à  ceque  lu  dis  là. 
—Pourquoi?— Qu'appelles-tu  réduire  les  dépenses?— Com- 
bien avez-vousde  domestiques?  — Quatre.  Une  femme  de 
chambre  qui  habille  Antonia  au  théâtre,  une  cuisieière.  un 


—  95  — 

groom  et  un  valet  de  chambre,  sans  compter  Alphonse.  — 
Tu  pourrais  en  supprimer  deux.  —  Lesquels?  —  Le  groom 
et  le  valet  de  chambre. — Je  dois  cinq  cents  francs  à  l'un  et 
quinze  cents  francs  à  l'autre.  Avec  quoi  les  payerais-je? 
Je  suis  condamné  au  luxe,  mon  cher. — Tuas  une  voiture? 

—  Que  je  loue  six  cents  francs  par  mois.  —  Congédie-la. 

—  Je  dois  dix-huit  cents  francs  au  loueur  qui  vient  de 
venir  tout  à  l'heure.  Si  je  ne  garde  pas  la  voiture,  il  ne 
sortira  plus  d"ici.  —  Pour  combien   as-tu  de  loyer?  — 

—  Pour  trois  raille  francs.  —  Déménage  et  qu'Antonia 
se  contente  d'un  appartement  de  mille  francs.  —  On  doit 
six  mois  de  loyer  et  il  y  a  un  bail  de  trois  ans.  —  Ton 
appartement  de  la  rue  Taitbout  ne  te  sert  à  rien?  — Qu'à 
loger  M.  Alphonse.  —  As-tu  un  bail,  là?  —  Non.  — 
Dois-tu  au  propriétaire?  —  Non.  —  Quitte  ce  logement 
et  vends  les  meubles.  —  Les  meubles  sont  saisis  par 
mes  créanciers.  —  Laisse-les  vendre.  —  Il  le  faudra 
bien.  Je  retarde  autant  que  possible  ce  moment  inévita- 
ble en  piiyanl  des  frais  et  donnant  des  à-compte  que  je 
prends  je  ne  sais  où;  mais  un  jour  je  ne  le  pourrai  plus. 

—  As-tu  la  ferme  intention  de  rompre  avec  Aiitonia?  — 
Oui.  —  De  partir  même,  s'il  le  faut?  —  Oui.  — Eh  bien! 
va  trouver  ta  mère  et  dis-lui  de  faire  encore  un  sacrifice 
d'une  dizaine  de  mille  francs.  Tu  n'as  pas  besoin  de  plus 
que  cela  pour  sortir  momentanément  d'embarras.  —  Elle 
me  refusera.  —  Non.  —  Voilà  trois  fois  que  j'empioie  ce 
moyen  pour  avoir  de  l'argent.  —  Cependant  il  faut  que  tu 
te  relires  de  là.  —  Je  n'en  sais  plus  rien.  —  Tu  n'as  pas 
envie  de  te  jeter  à   l'eau?  —  Je  n'en  répondrais  pas. 

—  Veux -tu  que  je  fasse  entendre  raison  à  Anto- 
nia?  —  Je  t'en  délie  bien.  —  Veux-tu  que  j'essaye  au 
moins?  —  Que  lui  diras-tu?  —  Que  t'importe,  pourvu 
que  je  t'en  débarrasse.  Veux-tu  que  je  vienne  la  voir  de- 
main matin?  —  Viens  plutôt  ce  soir.  Je  sortirai:  elle  sera 
seule.  —  Ne  peux-tu  aussi  bien  sortir  demain  matin?  — 
Non.  —  Pourquoi?  Tu  ne  l'amuses  pas  beaucoup  ici.  — 
C'est  vrai  :  mais  je  ne  peux  pas  sortir  avant  que  le  soleil 


soit  couché.  —  Tu  es  poursuivi?  —  J'ai  le  plaisir,  quand 
j'enlr'ouvre  les  rideaux  de  ma  fenêtre,  de  voir  des  gardes 
du  commerce  qui  m'attendent.-:— Ils  ne  sont  jamais  venus 
ici?  —  Si  fait;  mais  je  me  suis  sauvé  par  l'escalier  de 
service,  et  comme  le  bail  est  au  nom  d'Antonia  et  qu'elle 
a  déclaré  qu'elle  ne  me  connaissait  pas,  ils  n'osent  plus 
remonter.  —  Tu  dois  regretter  le  temps  d'Henriette?  — 
Oui,  je  le  regrette,  je  te  le  jure,  et  il  y  a  des  jours,  c'est-à- 
dire  des  soirs,  où  je  vais  me  promener  sous  ses  fenêtres 
pour  me  refaire  un  peu  d'espérance  avec  mes  souvenirs. 
Ah!  j'oubliais  de  le  dire,  Antonia  a  une  mère;  et  quelle 
mère,  mon  pauvre  ami! 


Ce  que  le  luonde  appelle  t  Un  lioinine  qui  S'amuse. 

Il  y  a  des  choses  que  le  monde  ne  sait  pas,  continua 
Emmanuel,  qu'il  ne  peut  pas  savoir,  c'est  que  lorsqu'on  a  eu 
le  malheur  d'entrer  par  goût  ou  par  laisser-aller,  comme 
cela  arrive  le  plus  souvent,  dans  la  vie  que  je  mène  main- 
tenant, il  arrive  un  moment  où  les  petits  obstacles  que  je 
te  signalais  tout  à  l'heure  se  rapprochent  tellement  les  uns 
des  autres,  se  soudent  si  fortement  entre  eux  et  forment 
un  cercle  si  restreint  qu'on  n'a  plus  assez  de  place  pour 
prendre  son  élan  et  les  franchir. 

Nous  ne  sommes  plus  au  temps  où  Abraham  renvoyait 
Agar  en  lui  donnant  tout  bonnement  une  cruche  d'eau  et 
une  mesure  de  blé.  Aujourd'hui  quand  un  jeune  homme  a 
vécu  avec  une  actrice,  quand  il  s'est  ruiné  pour  elle,  quand 
il  l'a  prise  à  un  cinquième  étage  et  que,  comme  moi,  il  lui 
a  meublé  un  appartement  da'is  le  goût  de  celui-ci,  quand 
il  a  abruti  sa  jeunesse  et  sali  son  nom  avec  elle,  quand  il 
a  usé  jusqu'à  ses  dernières  ressources  pour  satisfaire  ses 
caprices,  quand  il  a  mis  sa  liberté,  son  bo8heur>  sa  for- 
lune  sous  la  dépendance  d'une  créaîure  vaniteuse  et  cor- 


—  y/  — 

rompue,  quand  il  s'est  brouillé  avec  sa  famille  et  avec 
toutes  les  affections  de  son  enfance,  quand  pour  la  cou- 
vrir de  bijoux  comme  une  madone  espagnole  il  s'est  cou- 
vert de  dettes,  lu  crois  peut-être  que  le  jour  où  il  lui  est 
prouvé  qu'il  n'a  plus  rien  à  lui  donner,  tu  crois  peut-être 
qu'il  peut  la  quitter  et  lui  dire  au  moins  :  nous  sommes 
quittes  ! 

Tu  te  trompes,  mon  cher.  Elle  sera  le  plus  acharné  de 
ses  créanciers,  le  plus  terrible  de  ses  ennemis.  Sans  l'ai- 
mer, elle  se  fera  une  armede  son  amour;  elle  le  poursuivra 
de  scandales  et  de  menaces,  elle  inventera  des  atrocités  sur 
son  compte,  elle  sèmera  autour  de  lui  assez  de  calomnies 
pour  attaquer  son  honneur,  assez  de  mensonges  pour 
mettre  en  jeu  sa  vie.  Il  aura  des  procès  et  des  duels  pour 
cette  liaison,  et  il  ne  pourra  jam.als  essuyer  complètement 
la  boue  dans  laquelle  il  sera  tombé.  Elle  trouvera  le  moyen 
de  faire  croire  que  ce  malheureux  a  vécu  à  ses  dépens. 
Elle  aura  toujours  eu  dans  son  intérêt  quelque  femme, 
dépendante  d'elle,  qui  accréditera  ces  bruits,  et  elle  aura 
autour  délie  des  imbéciles  amoureux  qui  les  répandront. 
Elle  le  déshonorera,  si  elle  peut,  à  l'aide  des  choses  mêmes 
qu'il  aura  faites  pour  elle.  Ce  sera  sous  le  masque  de  tous 
les  grands  et  beaux  sentiments  que,  comme  un  bravo,  elle 
le  frappera  dans  tous  les  coins.  Elle  se  posera  en  femme 
jalouse  qui  ne  peut  se  faire  à  l'idée  que  son  amant  aime 
une  autre  femme,  ou  bien  elle  dira  :  Pour  lui  j'avais  tout 
sacrifié  :  mes  habitudes,  mes  amis,  ma  fortune  même,  car 
vingt  fois,  s'il  n'avait  été  mon  amant,  j'eusse  trouvé  une 
position  plus  belle  que  celle  qu'il  me  faisait,  mais,  que 
voulez-vous,  je  l'aimais;  et  elle  trouve  des  gens  qui  la 
croient  et  qui  la  plaignent,  et  quand  on  passe  dans  la  rue 
on  est  montré  au  doigt. 

Or,  sais-tu  quels  sacrifices  elle  a  faits  à  l'homme  qui 
vivait  avec  elle?  Je  vais  te  les  dire. 

Dans  la  crainte  qu'il  ne  l'apprît  et  n'eut  alors  le  droit  de 
la  quitter,  elle  a  refusé,  ou  du  moins  elle  dit  qi]'elle  a 
refuifi  les  propositions  des  entremetteuses  qui  venaient 


—  98  -- 

lui  demander  de  l'amour  au  rabais  pour  des  étrangers 
qui  passaient  à  Paris,  une  somme  de  trois  ou  quatre  mille 
francs  par  an,  tout  au  plus;  c'est-à-dire  qu'elle  a  sacri- 
fié, en  supposant  que  ce  qu'elle  dit  soit  vrai,  trois  billet» 
de  mille  francs  à  la  certitude  d'en  avoir  trente  ou  quarante. 
Pendant  ce  temps  son  amant  a  vécu  dans  la  plus  honteuse 
servitude.  On  lui  a  rendu  plus  fidèlement  compte  des 
moindres  actions  de  sa  vie  qu'on  ne  l'a  jamais  fait  à  son 
père  ou  à  sa  mère.  On  a  vu  tous  ses  bons  sentiments,  tous 
ses  élans  jeunes  et  enthousiastes  s'en  aller  les  uns  après 
les  autres,  car  on  n'avait  même  pas  l'excuse  de  l'amour. 
On  a  pris  celte  femme  par  plaisir  et  on  l'a  gardée  par 
amour-propre.  On  l'a  gardée  non  pas  pour  l'avoir,  mais 
pour  que  d'autres  ne  l'aient  pas;  car  on  est  convaincu 
qu'elle  vous  est  fidèle,  et  le  lendemain  du  jour  où  l'on  est 
parvenu  à  la  quitter,  on  apprend  que,  de  votre  temps, 
elle  a  été  la  maîtresse  de  vos  amis  les  plus  intimes  et  des 
plus  ignobles  cabotins.  On  apprend  qu'on  était  trompé 
par  tout  le  monde,  que  les  domestiques  qui  vous  devaient 
leur  pain  étaient  ses  complices,  moyennaîU  quelques  pièces 
do  cent  sous;  qu'à  peine  était-on  sorti,  la  femme  de  cham- 
bre ouvrait  la  porte  à  un  autre  homme  qui  attendait  votre 
départ  pour  entrer,  qu'il  se  faisait  même  sous  vos  yeux 
un  commerce  de  lettres  et  de  rendez-vous  que  vous  ne 
soupçonniez  pas,  que  les  billets  de  répétitions  étaient 
faux,  que  les  migraines  étaient  des  moyens  de  vous  éloi- 
gner et  qu'enfin  vous  vous  êtes  ruiné  et  compromis  pour 
une  femme  dont  pendant  que  vous  l'aviez,  dix  ou  douze 
individus  avaient  le  droit  de  dire  qu'ils  étaient  les  amants. 

Mais  le  jour  où  l'on  apprend  cela,  on  est  si  fier  d'avoir 
rompu,  l'air  que  l'on  respire  librement  semble  si  bon, 
qu'on  n'a  plus  la  force  d'en  vouloir  à  la  femme  et  qu'on  se 
trouve  bien  heureux  quoi  que  cela  vous  coûte,  d'en  être 
quitte  à  si  bon  marché. 

Puis  il  arrive  un  moment  où,  quand  on  se  rappelle  tous 
les  détails  de  ce  temps,  on  se  demande  comment  on  a  pu 
le  passer,  et  où  l'on  se  prend  en  mépris  à  l'idée  que  l'on  a 


—  99  — 

donné  ses  belles  années  et  le  plus  pur  de  son  cœur  à  celle 
lâche  corruption. 

Et,  ce  qu'il  y  a  d'affreux  à  dire,  continua  Emmanuel, 
c'est  que  rien  de  ce  que  la  femme  vous  fait  n'est  prémé- 
dité. Elle  n'a  pas  l'intention  de  vous  ruiner,  elle  n'a  pas 
l'intention  de  yous  compromettre,  elle  n'a  pas  l'intention 
de  vous  tromper.  Tout  cela  arrive  en  raison  des  besoins, 
des  craintes,  des  ennuis  de  la  vie  qu'elle  partage;  elle 
obéit  aux  conseils  des  sales  créatures  qui  composent  son 
entourage  et  dont  on'essaye  en  vain  de  l'isoler,  car,  il  y  a 
toujours  un  moment  où,  comme  un  sot,  on  la  prend  au 
sérieux,  où  l'on  croit  qu'elle  vous  aime  et  que  l'amour 
qu'on  lui  inspire  va  la  purifier.  Or,  elle  ne  sait  qu'une 
chose,  c'est  qu'elle  a  un  amant  qui  a  eu  la  bêtise  de  pren- 
dre la  responsabilité  de  sa  vie  et  qu'il  faut  qu'elle  le  garde. 
Elle  emploie  donc  pour  cela  tous  les  moyens  qui  sont  à  sa 
portée;  de  là  les  scènes,  les  menaces,  les  scandales  et  les 
embarras  de  toutes  sortes, 

Si  elle  voulait  se  faire  épouser  par  cet  amant,  elle  y 
arriverait  évidemment,  s'il  n'avait  plus  que  ce  moyen  d'a- 
voir la  paix,  il  finirait  par  l'employer. 

En  attendant  elle  dit  partout  que  ce  mariage  est  une 
chose  conclue,  et  elle  vous  fait  la  réputation  d'un  idiot 
qui  va  prostituer  à  une  fille  de  sa  sorte  le  nom  honorable 
qu'il  a  reçu  de  son  père. 

Voilà  justement  où  j'en  suis,  fit  Emmanuel  en  termi- 
nant. Antonia  va  disant  partout  que  je  vais  l'épouser,  je 
la  laisse  dire,  pour  éviter  des  scènes. 

Il  y  a  des  jours  où,  comme  aujourd'hui,  je  n'ai  pas 
vingt  francs  et  où  je  ne  sais  plus  comment  me  procurer 
de  l'argent.  Une  marchande  dérobes  ou  de  dentelles  vient, 
et  Antonia  achète  ou  commande  pour  quinze  ou  dix-huit 
cents  francs  avec  la  même  indifférence  que  si  elle  n'avait 
qu'à  ouvrir  son  tiroir  pour  payer. 

Et  si  je  la  quitte,  sans  payer  cette  dette  et  tant  d'autres 
contractées  de  la  même  façon,  je  passerai  pour  un  mal- 
honnête homme  aux  yeux  de  tous  ses  marchands  qui  m 


—  iOO  — 

lui  ventlent  que  parce  qu'ils  savent  que  je  suis  là  et  que  je 
réponds  de  ce  qu'elle  achète. 

Emmanuel  se  lut  et  laissa  tomber  sa  tête  dans  ses 
mains  avec  un  découragement  qui  me  fît  peine. 

Je  m'apprêtai  à  lui  répondre. 

—  Oh!  je  sais  bien  ce  que  tu  vas  me  dire,  reprit-il, 
tu  vas  me  dire  qu'il  faudra  bien  que  tout  cela  finisse  un 
jour,  et  lu  vas  recommencer  à  m^  donner  des  conseils. 
Donne-m'en  tant  que  lu  voudras,  je  le  préviens  seule- 
ment qu'ils  seront  inutiles.  —  Tu  te  trompes,  lui  dis-je, 
ce  n'est  pas  cela  que  je  voulais  le  dire. — Parle  alors. — 
Me  promets-tu  que  si  tu  avais  l'argent  pour  payer  ce  que 
tu  dois  et  quitter  honorablement  Antonia,  tu  la  quitte- 
rais?— Oui. — Tu  me  le  jures? — Je  te  le  jure. — Je  l'aurai 
cet  argent. — Comment? —  Que  t'imporle,  pourvu  que  je 
l'aie. — Mais  sais-tu  combien  il  me  faut? — Il  te  faut  trente 
mille  francs.— Au  moins. — Tu  les  auras. — Aqui  vas-tu  les 
demander? — Tu  veux  absolument  le  savoir?  —  Oui .  — A  ta 
mère.  — Elle  te  refusera.  —  Je  suis  sûr  du  contraire.  — 
Quand  la  verras-tu? — Aujourd'hui  même.  Cela  vaut  mieux 
que  de  voir  Anloniaet  d'essayer  de  lui  faire  entendre  raison. 
Tu  réuniras  tes  créanciers,  tu  leur  donneras  quinze  mille 
francs,  lu  leur  demanderas  du  temps,  un  an  par  exemple 
pour  payer  le  reste.  Tu  laisseras  Antonia  sans  une  dette, 
tu  lui  mettras  cinq  mille  francs  dans  son  tiroir,  pour  lui 
donner  le  temps  d'attendre  ton  successeur,  ce  qui  ne  sera 
pas  long,  tu  payeras  M.  Alphonse  et  tu  le  flanqueras  à  la 
porte.  Tu  payeras  la  saisie  de  tes  meubles,  que  tu  vendras, 
et  avec  ce  qui  te  restera  tu  iras  vivre  pendant  trois  ou 
quatre  mois  en  Italie  ou  en  Afrique,  ceMe  nouvelle  Belgi- 
que des  jeunes  gens  ruinés,  afin  de  ne  pas  avoir  ici  les 
ennuis  qui  résultent  toujours  d'une  séparation  et  que  tu 
connais  si  bien.  Cela  te  convient-il?  —  Parfaitement. 
—  Tu  approuves  ma  démarche?  —  Je  ne  crains  qu'une 
chose,  c'est  qu'elle  ne  réussisse  pas.  —  Je  le  verrai  de- 
main, —  Pourquoi  pas  ce  soir?  —  Parce  qu'il  n'est  pas 
sûr  que  je  tj'ouve  ta  mère  chez  elle.  —  D'ailleurs  Antonia 


—  101  — 

serait  ici  et  nous  ne  pourrions  pas  causer  à  noire  aise. 
—  A  demain  donc,  mais  silence!  —  Sois  tranquille.  De- 
main à  deux  heures  je  serai  ici;  tu  m'attendras.  —  Avec 
impatience.  —  Ta  mère  demeure  toujours  au  même  en- 
droit?—  Toujours.  —  Rue  de  Verneuil.  —  N°26. 

Je  pris  congé  d'Emmanuel  et  je  me  rendis  rue  de  Ver- 
neuil. 

Madame  de...  n'était  pas  chez  elle.  Je  revins  le  lende- 
main à  une  heure. 

On  m'annonça. 

Madame  de...  était  une  femme  de  quarante-cinq  ans 
environ,  un  peu  grasse;  ses  cheveux  déjà  presque  tout 
blancs  encadraient  dans  deux  gros  rouleaux  sa  figure 
bienveillante  et  distinguée.  Elle  était  coifTée  d'un  bonnet 
à  rubans  de  velours  cerise,  elle  portait  une  robe  vert 
myrthe.  Elle  était  assise  au  coin  du  feu  et  elle  lisait. 

Je  n'avais  pas  l'honneur  d'èlre  connu  d'elle  et  je  m'em- 
pressai de  lui  dire  pour  excuser  ma  visite  : 

—  Madame,  je  suis  un  ami  d'Emmanuel. — Lui  serait-il 
arrivé  quelque  chose?  me  dit-elle  avec  un  intérêt  qui  me 
sembla  d'un  bon  augure,  et  en  déposant  son  livre  sur  la 
cheminée. — Non,  madame,  heureusement,  m'empressai-je 
de  lui  répondre. 

Le  visage  de  la  mère  d'Emmanuel  se  rembrunit  un 
peu. 

—  Alors  à  quoi  dois-je  votre  visite,  monsieur?  me  dit- 
elle  d'un  ton  qui  me  découragea  un  peu. 

J'abordai  nettement  la  question. 

—  Madame,  dis-je,  Emmanuel  est  très-malheureux. — 
Par  sa  faute,  monsieur.  —  Cela  est  vrai,  mais  pour 
quelque  cause  que  ce  soit,  il  l'est.  — Eh  bien,  monsieur, 
que  voulez-vous  que  j'y  fasse?  —  Je  veux,  madame,  ou 
plutôt  je  désire,  je  souhaite  que  vous  le  liriez  une  dernière 
fois  d'embarras. — C'est  impossible,  monsieur;  Emmanuel  a 
quinze  mille  livres  de  rente  à  lui,  il  a  emprunté  de  telle 
façon  et  ù  un  taux  si  élevé  que  les  intérêts  qu'il  paye  ab- 
sorbent ses  revenus,  et  que  la  somme  empruntée  attaque 


—  J02  — 

déjà  son  capital.  Trois  fois  il  a  eu  recours  à  moi,  trois 
fois  je  l'ai  aidé,  comptant  toujours  qu'il  tiendrait  la  parole 
qu'il  m'avait  donnée  de  changer  de  manière  de  vivre,  car 
la  vie  qu'il  mène  est  dégradante,  trois  fois  il  a  menti  à 
sa  parole.  Ces  sortes  de  choses  sont  peut-être  très-drôles 
dans  les  comédies.  Tromper  sa  mère  au  profit  d'une  fille 
d'Opéra,  la  forcer  à  des  économies  auxquelles  elle  n'est 
pas  habituée  pour  satisfaire  les  caprices  d'une  danseuse, 
tout  cela  est  peut-être  chose  reçue  et  acceptée  dans  le 
monde  où  Emmanuel  vit  maintenant,  mais  c'est  une  ha- 
bitude dont  je  neveux  être  ni  la  dupe  ni  la  victime.  J'ai 
trente  mille  livres  de  rente,  je  n'ai  que  lui  d'enfant  : 
qu'il  attende  ma  mort  et  qu'il  emprunte  dessus,  si  bon  lui 
semble.  Quant  à  moi,  je  suis  résolue  à  ne  rien  changer 
à  ma  vie  pour  Emmanuel,  puisqu'il  est  résolu  ù  ne  rien 
changer  à  la  sienne  pour  moi.  Qu'il  fasse  un  pas  hors  de 
celte  existence,  qu'il  me  prouve  son  repentir  en  quelque 
chose,  et  nous  verrons,  mais  jusque-là,  je  serai  inflexi- 
ble. 

La  mère  d'Emmanuel  se  tut.  Alors  je  me  mis  à  lui  dé- 
tailler tous  ces  petits  et  terribles  obstacles  qui  enchaînaient 
Emmanuel  à  ces  habitudes  contractées  et  qui  l'y  retenaient 
comme  les  petits  fils  des  Lilliputiens  retenaient  sur  le  dos 
le  géant  Gulliver,  Je  lui  expliquai,  non  sans  une  certaine 
difficulté,  comment  de  la  vie  oisive  à  la  vie  débauchée,  il 
n'y  avait  eu  qu'un  pas  pour  son  fils,  je  lui  démontrai  que 
le  malheur  n'était  pas  irréparable,  mais  qu'il  viendrait 
peut-être  un  moment  où  il  le  serait.  Je  l'assurai  que  des 
considérations  seules  de  délicatesse  faisaient  qu'il  n'aban- 
donnait pas  immédiatement  Antonia,  pour  laquelle  il 
avait  de  la  haine  et  même  du  mépris.  Je  lui  fis  un  tableau 
aussi  pathétique  que  possible,  des  craintes  perpétuelles 
au  milieu  desquelles  Emmanue'  était  forcé  de  vivre  et  qui 
finissaient  par  ruiner  outre  sa  fortune,  son  intelligence  et 
sa  santé. 

—  Avouez,  monsieur,  me  dit  madame  de...  en  m'in- 
terrompanl  et  en  essuyant  ses  larmes,  qu'il  est  bien  dou- 


—  103  — 

loureux  pour  le  cœur  d'une  intire  d'être  séparée  de  son 
fils  par  de  telles  raisons.  Le  père  d'Emmanuel  est  mort. 
Je  suis  seule,  je  n'ai  pas  de  famille;  je  n'avais  qu'un  plai- 
sir, qu'une  distraction,  qu'un  bonheur,  c'était  mon  fils. 
Il  m'a  quittée  pour  s'en  allervivre  avec  une  danseuse.  Si 
je  veux  aller  quelque  part,  il  faut  que  j'aie  recours  au  bras 
d'un  étranger.  Si  j'entre  dans  un  théâtre,  j'aperçois  dans 
une  loge  mademoiselle  Antonia  et  mon  fils  qui  se  cache, 
soit  qu'il  craigne  que  je  ne  le  voie,  soit  qu'il  craigne  peut- 
être  d'être  forcé  de  venir  me  saluer.  Tous  les  gens  que 
je  connais  qui  savent  cela  aussi  bien  que  moi  et  ù  qui 
cette  existence  scandaleuse  fait  peine,  ne  cessent  dem'ap- 
porter  leurs  condoléances  et  de  me  plaindre,  si  bien  que 
pour  m'épargner  ces  poignantes  conversations,  j'en  suis 
réduite  à  ne  voir  que  les  gens  qui  ont  le  bon  esprit  de  ne 
pas  plus  m'entretenir  d'Emmanuel  que  s'il  était  mort, 
c'est-à-dire  à  vivre  presque  seule.  Vous  parlez  des  cha- 
grins d'Emmanuel!  Que diriez-vous  dés  miens,  monsieur, 
si  vous  les  connaissiez! 

La  pauvre  dame  pleurait  en  disant  cela,  et  je  compris 
immcdiatemenl  combien  Emmanuel  était  coupable  vis-à- 
vis  d'elle. 

Elle  reprit: 

—  Où  faut-il  que  mon  fils  en  soit  arrivé  pour  mettre 
la  délicatesse  h  ne  pas  quitter  une  fille  qui  le  ruine,  lui 
qui  n'a  pas  compris  que  la  première  délicatesse  à  laquelle 
un  homme  doive  obéir,  c'est  celle  qui  consiste  à  ne  pas 
faire  un  avenir  de  douleurs  à  une  mère  qui  vous  a  fait  un 
passé  de  joie  et  de  plaisir.  Ne  sais'je  pas  aussi  bien  que 
vous,  monsieur,  à  quelles  terribles  conséquences  les  fo- 
lies d'Emmanuel  peuvent  l'entraîner.  Si  je  ne  les  connais 
dans  leurs  détails,  mon  cœur  les  devine  dans  leurs  ré- 
sultats. Tous  les  jours  je  crains  qu'on  ne  vienne  m'annon- 
cer  qu'Emmanuel  s'est  battu,  qu"il  est  blessé,  mort  peut- 
être...  ou  quelque  nouvelle  plus  terrible  encore.  Quand 
je  vous  ai  vu  entrer  tout  à  l'heure  et  que  vous  m'avez  dit 
être  un  ami  d'Emmanuel,  j'ai  failli   me    trouver   mal. 


—  104  — 

Quand  je  pense  que  le  moindre  des  malheurs  que  j'aie  ù 
redouter,  c'est  que  mon  fils  ne  soil  ruiné  complétemenl! 
Vous  allez  revoir  Enmianuel,  monsieur,  vous  lui  direz  ce 
que  vous  avez  vu,  que  je  ne  prononce  pas  son  nom  sans 
pleurer  et  qu'il  n'est  guère  possible  que  je  sois  plus  mal- 
heureuse que  je  ne  le  sjIs. 

Reprendre,  après  cela,  la  demande  que  j'avais  faite  en 
entrant,  était  chose  assez  difficile.  Cependant  j'étais  con- 
vaincu que  le  bonheur  d'Emmanuel  et  de  sa  mère  dépen- 
dait de  ce  dernier  sacrifice.  Je  me  rappelai  ce  que  je  venais 
de  voir  chez  mon  ami.  Ce  souvenir  me  donna  des  forces, 
et  je  repris  : 

—  Eh  bien,  madame,  je  voudrais  qu'un  jour  vous  pus- 
siez me  remercier  de  la  visite  que  j'ai  l'honneur  de  vous 
faire  aujourd'hui,  et  je  voudrais  surtout  qu'elle  ne  fût  pas 
inutile  à  votre  repos  et  au  repos  d'Emmanuel. 

11  a  besoin  en  somme  de  très-peu  de  chose... 

— Hé!  monsieur,  interrompit  de  nouveau  madame  de... 
croyez-vous  que  ce  refus  soit  chez  moi  question  d'argent? 
Je  donnerais  la  moitié,  les  trois  quarts  de  ma  fortune, 
ma  fortune  tout  entière  pour  le  bonheur  d'Emmanuel.  Je 
donnerais  ma  vie  pour  lui,  mais  à  la  condition  que  le 
bonheur  qui  en  résulterait  serait  un  bonheur  honnête, 
légal,  légitime,  à  la  condition  que  ce  bonheur  ne  consis- 
terait pas  à  donner  des  diamants  et  des  cachemires  à  une 
iille  d'Opéra;  et  il  est  impossible,  du  reste,  qu'avec  l'édu- 
cation qu'il  a  reçue,  Emmanuel  mette  son  bonheur  dans 
ces  scandales  quotidiens.  Que  faut-il  à  Emmanuel  pour 
le  sortir  d'embarras?  trente,  quarante,  cinquante  mille 
francs!  hé,  mon  Dieu!  qu'il  vienne  vivre  avec  moi,  qu'il 
se  souvienne  qu'il  a  une  mère,  qu'il  dépense  ses  revenus, 
qu'il  ait  des  amis  honorables,  des  liaisons  aussi  légitimes 
que  des  liaisons  peuvent  être,  et  dans  deux  henres  il  aura 
ces  cinquante  mille  francs.  Mais  que  je  l'aide  à  traîner 
mon  nom  dans  la  boue,  que  par  ma  faiblesse  je  l'encou- 
rage dans  sa  ruine  qui  finira  par  la  mienne,  c'est  ee  qui 
ne  peut  être,  c'est  ce  qui  ne  sera  pas. 


—  105  — 

Il  y  aviiil  une  espérance  à  concevoir  dans  cette  dernière 
partie  d'interruption  de  madame  de...  je  la  saisis. 

—  Eh  bien,  madame,  dis-je  aussitôt,  je  puis  dire  cela 
à  Emmanuel.  —  Oui,  monsieur.  —  Qu'il  quitte  Antonia 
elqu"il  vienne  demeurer  ici,  et...  —  Ah!  vous  allez  trop 
vite,  monsieur;  je  connais  Emmanuel,  il  viendra  de- 
meurer ici  et  il  partira  huit  jours  après,  quand  les  an- 
ciennes dettes  seront  payées  et  qu'il  pourra  en  faire  de 
nouvelles.  Il  a  besoin  d'une  leçon,  il  faut  qu'il  l'ait.  Nous 
avons  un  petit  château  en  Touraine,  qu'il  vii'nne  y  passer 
trois  ou  quatre  mois  avec  moi,  et  je  lui  payerai  toutes  ses 
dettes.  Cela  vous  paraît-il  un  prêt  usuraire?  —  Certes 
non,  madame.  —  D'autant  plus,  ajouta  madame  de... 
que  nous  avons  des  voisins  de  campagne  charmants  et 
qu'Emmanuel  s'amusera  beaucoup.  Ce  que  j'en  fais,  et 
vous  comprendrez  cela  tout  de  suite,  c'est  pour  l'éloigner 
pendant  quelque  temps  des  liaisons,  en  hommes  et 
en  femmes,  qu'il  a  contractées  à  Paris.  Quand  il  aura 
mené  trois  ou  quatre  mois  une  existence  tranquille,  avec 
des  gens  honorables,  il  prendra  en  mépris  ceux  qui  l'ont 
éloigné  si  longtemps  de 'moi  et  il  y  aura  transformation 
en  lui;  êtes-vous  de  mon  avis? — Parlaitement,  madame. 
—  Eh  bien,  monsieur,  portez-lui  mes  propositions  de 
paix. — Je  dois  le  voir  demain  malin,  madame,  et  je  puis 
vous  assurer  que  demain  soir  il  sera  assis  au  foyer  ma- 
ternel. —  Je  le  souhaite,  monsieur,  fit  madame  de...  en 
essuyant  ses  yeux  où  brillait  un  doux  et  pieux  espoir. 

Je  pris  congé  de  la  mère  d'Emmanuel  que  je  laissai  un 
peu  plus  calme  qu'elle  ne  Tavait  été  pendant  le  cours  de 
notre  conversation,  et  je  me  rendis  aussitôt  chez  mon  ami 
pour  lui  annoncer  l'heureux  résultat  de  ma  visile. 

En  portant  la  main  à  la  sonnette  d'Antonia,  j'entendis 
de  grands  éclats  de  rire.  Je  reconnaissais  distinctement 
la  voix  des  domestiques. 

—  Maison  bien  tenue!  me  dis-je  en  poussant  un  soupir 
cl  je  sonnai. 

Ea  f^mme  de  chambre  vint  ni'ouvrir. 


_   lOfi  — 

—  Emmanuel  est  là,  dis-je  en  entrant,  ne  faisant 
aucun  doute  qu'il  y  fût.  —  Non,  monsieur,  nie  répondit 
cette  femme.  —  Il  va  rentrer.  —  Non,  monsieur,  il  est 
au  Havre  avec  madame.  —  Pour  longtemps?  —  Pour 
huit  jours.  —  Ah!  par  exemple!  m'éciiai-je,  voilà  qui 
est  trop  fort! 


madanne  d'Orimout. 

—  Et  Emmanuel  n'a  rien  dit  pour  moi?  demandai-je. 
—  Non,  monsieur.  —  Vous  ne  savez  pas  à  que!  hôtel  il 
est  descendu  au  Havre?  —  Je  n'en  sais  rien;  mais  si  vous 
voulez  parler  à  madame  d'Orimont,  elle  est  ici.  —  Qui 
est-ce  madame  d'Orimont?  —  C'est  la  mère  de  mademoi- 
selle. —  Eh  bien!  dites-lui  que  j'aurais  deux  mots  à  lui 
dire. 

La  femme  de  chambre  me  fît  passer  dans  le  boudoir  et 
quelques  instants  après  la  mère  d'Antonia  parut. 

Elle  n'avait  ni  !e  tartan,  ni  le  bonnet,  ni  le  cabas  dont 
on  a  fait  les  traits  caractéristiques  de  la  mèred'actrice.Elle 
était  élégamment  mise  et  n'avait  pas  plus  de  quarante  ans. 
Elle  avait  dû  êlre  blonde  et  portait  des  anglaises.  On 
voyait  qu'elle  avait  grand  soin  d'elle,  cl  l'on  devinait 
qu'elle  devait  avoir  quelque  part  un  jeune  amant.  Elle 
était  vêtue  d'une  robe  de  soie  gris- de-perle,  elle  était 
coiffée  d'un  petit  bonnet  ruche  propre  aux  filles  de  quinze 
ans,  avait  les  mains  blanches  et  se  les  frottait  continuelle- 
ment pour  les  blanchir  encore.  Des  diamants  brillaient  à 
ses  oreilles  et  des  bagues  à  ses  doigts.  Elle  avait  jeté  un 
cachemire  de  l'Inde  sur  ses  épaules,  et  la  première  chose 
qu'elle  fit  en  entrant  fut  de  s'approcher  de  la  glace,  de  s'y 
regarder,  de  rajuster  les  plis  de  son  corsage  et  de  sa  col- 
lerette, après  quoi  elle  me  demanda  en  souriant  et  d'un  ton 


—  i07  — 

moitié  cérémonieux,  moitié  familier  ce  que  je  désirais. 

En  môme  temps  elle  s'asseyait  et  me  disait  de  m'as- 
seoir. 

Je  m'assis. 

Madame  d'Orimonl^  qui  avait  dû  prendre  ce  nom  à 
fun  de  ses  premiers  amants,  car,  c'était  assez  la  coutume 
autrefois  chez  les  femmes  galantes,  de  continuer  à  porter 
le  nom  du  premier  amant  distingué  qu'elles  avaient  eu, 
madame  d'Orimont  se  jeta  sur  une  causeuse  comme  une 
femme  habituée  aux  meubles  de  satin  et  me  dit  en 
étendant  ses  pieds,  qu'elle  avait  petits  du  reste  et  que 
chaussaient  d'élégantes  bottines  bleues  à  bouts  vernis  : 

—  Vous  avez  à  me  parler,  monsieur.  —  Oui,  madame, 
répondis-je,  je  tenais  à  avoir  des  nouvelles  d'Emmanuel 
de...  qui  m'avait  donné  rendez-vous  pour  ce  matin  et  que 
je  comptais  trouver  ici.  —  Il  est  au  Havre,  avec  ma  fille, 
répondit  madame  d'Orimont ,  en  jouant  avec  les  boucles 
de  ses  cheveux,  et  en  parlant  du  bout  des  lèvres,  sans 
doute  pour  cacher  ses  dents,  qu'elle  m'eût  montrées 
comme  ses  pieds,  si  elle  les  avait  eues  belles.  —  Je  le 
sais,  madame,  et  c'est  cela  qui  m'étonne.  —  En  quoi  cela 
vous  élonne-t-il,  monsieur? 

En  disant  cela,  madame  d'Orimont  qui  semblait  ne 
pouvoir  rester  tranquille  un  seul  instant,  appuyait  ses 
mains  sur  ses  hanches,  et  repoussait  sa  robe  de  haut  en 
bas,  mouvement  habituel  aux  femmes  qui  sont  trop  ser- 
rées, et  qui  veulent  faire  jouer  leur  corset  pour  être  plus 
à  l'aise. 

—  Cela  m'étonne  d'abord,  madame,  parce  que  j'avais  à 
rendre  réponse  à  Emmanuel  d'une  affaire  assez  impor- 
tante, ensuite  parce  que  je  le  savais  très-géné ,  et  que  je 
ne  croyais  pas  qu'il  eût  l'argent  nécessaire  pour  entre- 
prendre un  voyage,  si  court  que  ce  voyage  fût.  —  Anto- 
nia  a  huit  jours  libres,  elle  avait  envie  de  voir  le  Havre 
qu'elle  ne  connaît  pas,  j'ai  prêté  cinq  cents  francs  à  Em- 
manuel. —  Et  il  lésa  acceptés?  dis-je  avec  étonnemenl. 
—  Pourquoi  pas?  Oh!  ce  n'est  pas  la  jTcmifre  fois  que  je 


—  108  — 

leur  en  prête.  Il  me  doit  même  deux  ou  trois  mille  francs; 
mais  qu'est-ce  que  cela  fait? 
J'étais  ce  qu'on  appelle  abasourdi. 

—  Du  reste,  reprit  madame  d'Orimont,  c'est  un  jeune 
homme  charmant.  Il  y  a  longtemps  que  vous  le  connais- 
sez? —  J'ai  été  au  collège  avec  lui,  répondis-je  machi- 
nalement. —  11  est  très-doux  et  je  suis  assez  con lente 
que  ma  fille  vive  avec  lui.  Elle  eût  pu  trouver  un  homme 
plus  riche,  cela  est  vrai,  mais  qu'elle  n'eût  pas  aimé, 
tandis  qu'elle  aime  Emmanuel.  C'est  une  position.  — 
Alors,  Emmanuel  ne  reviendra  que  dans  huit  jours?  — 
Oh!  mon  Dieu,  oui.  Pendant  qu'ils  sont  absents,  je  viens 
voir  un  peu  ce  qui  se  passe  ici  et  surveiller  la  maison, 
car  ces  deux  pauvres  enfants  n'ont  pas  d'ordre;  mais  je 
finirai  par  venir  rester  avec  eux. 

II  n'y  a  qu'une  mère,  voyez-vous,  pour  faire  aller  une 
maison. 

—  Si  la  mère  d'Emmanuel  savait  que  son  fils  a  em- 
prunté de  l'argent  à  cette  femme,  me  disais-je  en  moi- 
njcme,  quel  chagrin  elle  aurait.  —  A  quoi  pensez-vous 
donc?  me  dit  madame  d'Orimont.  —  Je  pense  à  ce  que 
vous  me  dites,  madame,  et  je  suis  heureux  pour  Emma- 
nuel de  l'intérêt  que  vous  paraissez  lui  porter.  —  Oh! 
je  l'aime  beaucoup,  je  vous  assure.  C'est  un  garçon  d'es- 
prit, et  je  suis  siire  que,  de  son  côté,  il  a  pour  moi  uîîc 
réelle  affection.  Il  a  confiance  en  moi  comme  en  sa  mère. 
—  Que  de  nobles  mots  prostitués!  me  disais-je.  —  Eh 
bien,  madame,  repris-je  tout  haut,  et  pour  avoir  la  solu- 
tion du  caractère  de  cette  femme,  puisque  vous  aimez  tant 
Emmanuel  et  votre  fille,  vous  devriez  leur  donner  un 
conseil?  —  Lequel?  —  Celui  de  se  quitter.  —  Etes- 
vous  fou?  s'écria  madame  d'Orimont;  Anlonia  en  mour- 
rait! Elle  est  folie  d  Emman-iel,  et  lui,  il  l'adore»  Pour- 
quoi se  quitteraient-ils?  —  Emmanuel  n'a  pas  la  fortune 
nécessaire  pour  vivre  avec  mademoiselle  Anton ia.  — 
Mais,  monsieur,  ma  fille  ne  dépense  rion  à  votre  ami, 
reprit  madame  d'Orimont  d'un  ton   un  peu  sec.  Jamais 


—  109  — 

ma  flUe  n'a  dépensé  si  peu  d'argent,  et  le  peu  qu'elle  dé- 
pense, c'est  moi  qui  le  lui  donne;  car  Emmanuel  est  tout 
à  fait  gêné.  C'est  moi  qui  fais  aller  la  maison.  —  Alors, 
madame,  vous  devez  être  la  première  à  comprendre  qua 
cet  état  de  choses  ne  peut  durer.  Votre  fille  en  souffre, 
et  elle  perd  son  avenir.  Puisqu'elle  est  jeune  et  jolie,  elle 
trouvera  facilement  une  plus  belle  position  que  celle  que 
lui  fait  Emmanuel.  — C'est  vrai,  monsieur,  mais  Emma- 
nuel ne  veut  pas  la  quitter.  Si  vous  saviez  quelles  scènes 
nous  avons  eues  ensemble.  11  voulait  l'épouser.  C'est  moi 
qui  ne  l'ai  pas  voulu.  —  Et  vous  avez  bien  fait,  madame. 
—  Sans  aucun  doute,  reprit  madame  d'Orimont,  qui  se 
trompait  au  sens  de  mes  paroles.  Vous  comprenez  très- 
bien  que  je  ne  pouvais  pas  laisser  ma  fille  épouser  Emma- 
nuel. Ce  garçon-là  n"a  pas  assez  de  fortune,  et  elle  peut 
trouver  mieux  que  cela. 

Il  y  a  une  chose  qu'on  ne  croira  peut-être  pas,  mais 
qui  est,  c'est  que  les  mères  des  filles  entretenues  ont  tou- 
jours l'intime  conviction  que  leur  fille  épousera,  un  jour 
ou  l'autre,  un  prince  ou  un  honnête  homme.  Il  y  a  mal- 
heureusement trois  ou  quatre  exemples  sur  lesquels  leurs 
espérances  s'appuient. 

Je  regardai  madame  d'Orimont,  après  ce  qu'elle  venait 
de  me  dire.  Elle  avait  parlé  sincèrement. 

—  Oui,  continua-t-elle,  j'ai  eu  assez  de  peine  h  em- 
pêcher ce  mariage. 

Je  compris  qu'il  fallait  avoir  l'air  d'abonder  dans  les 
étranges  idées  de  madame  d'Orimont,  et  je  me  dis  que 
peut-être,  en  faisant  valoir  les  raisons  d'intérêt,  elle  se- 
rait à  la  mère  d'Emmanuel  d'un  puissant  secours  pour 
la  rupture  que  celle-ci  voulait  obtenir. 

—  Ainsi,  madame,  c'est  vous,  repris-je,  qui  avez  la 
bonté  de  faire  aller  la  maison  quand  Emmanuel  n'a  pas 
d'argent? — Oui,  monsieur. — Vous  avez  donc  une  grande 
fortune?  —  Non,  j'ai  une  centaine  de  mille  francs,  tout 
ce  que  m'a  laissé  en  mourant  mon  mari,  le  comte  d'Ori- 
mont. Je  lui  avais  apporté  une  fort  belle  dot  (|u'il  a  à  peu 

}  K    ME    A    VINGT    ANS.  8 


—  uo  — 

près  mangée.  Anlonia  avait  du  goût  pour  la  danse,  je  l'ai 
fait  entrer  à  l'Opéra,  et  maintenant  elle  a  une  position 
indépendante.  TVous  devrions  avoir  vingt-cinq  mille  livres 
de  rente,  si  son  père  n'avait  pas  mené  une  vie  si  dis- 
sipée. 

Rien  ne  m'étonnail  plus  de  la  part  de  madame  d'Ori- 
mont.  Depuis  longtemps,  je  connaissais  ce  type  de  mère; 
je  me  préparai  à  l'entendre  me  dire  qu'elle  descendait  de 
Robert  Bruce,  car  c'est  toujours  de  ce  grand  Ecossais  que 
descendent  ceux  qui  ne  descendent  de  personne. 

—  Mademoiselle  Antonia,  demandai-je,  pour  essayer 
de  mettre  de  l'ordre  dans  les  questions  et  dans  les  ré- 
ponses, de  façon  à  faire  avouer  à  madame  d'Orimont,  ce 
que  je  voulais  qu'elle  m'avouai,  mademoiselle  Antonia  a 
connu  Emmanuel  à Naples.  —  Oùellevivaitavec  le  duc  de 
Pololi,  qui  voulait  l'épouser.  —  Lui  aussi!  —  Lui  aussi. 
Il  y  a  même  eu  un  grand  scandale.  Le  duc  n'était  pas  ma- 
jeur, et  la  famille  a  obtenu  du  roi  de  Naples,  un  ordre  de  nous 
faire  quitter  la  ville;  mais  je  connaissais  le  consul  français  et 
le  consul  anglais,  car  je  suis  Anglaise,  et  nous  ne  sommes 
parties  que  lorsque  nous  l'avons  voulu.  Antonia  tenait  la 
iamille,  elle  avait  eu  un  enfant  avec  le  duc,  et  comme  je 
menaçais  de  faire  du  bruit,  le  prince  de  Pololi  a  consenti 
à  faire  une  pension  pour  l'enfant.  —  Et  qu'est  devenu 
l'enfant?  —  Il  est  mort,  malheureusement.  —  Et  la  pen- 
sion? —  A  été  supprimée.  —  Alors  ce  duc  de  Pololi  était 
le  premier  amant  de  mademoiselle  Antonia.  —  A  peu 
près.  Elle  n'avait  eu  que  le  vieux  lord  Bullslon,  que  vous 
connaissez  peut-être.  —  IVon,  je  ne  le  connais  pas.  — 
Oh!  il  est  très-riche;  c'est  un  homme  charmant.  Il  est 
énorme.  11  a  des  maîtresses  par  habitude;  il  venait  voir 
Anlonia,  une  heure  par  jour,  et  il  lui  donnait  six  mille 
francs  par  mois.  11  a  été  son  premier  amant.  Il  s'est  très- 
bien  conduit.  C'est  lui  qui  m'a  donné  tout  ce  que  j'ai. 

Madame  d'Orimont  se  mordit  les  lèvres,  mais  il  était 
trop  tard.  J'eus  l'air  de  ne  pas  avoir  entendu. 

—  Vous  comprenez,  reprit-elle  aussitôt,  que  ma  lillc 


—  111  — 

ira  vécu  qu'avec  des  gens  très  comme  il  faut,  qu'elle  s'est 
sacrifiée  pour  Emmanuel  et  qu'il  ne  peut  pas  la  quitter 
sans  lui  faire  une  position.  • —  Nous  y  voilà,  me  dis-je. 

—  Il  n'y  a  pas  deux  mois,  reprit  madame  d'Oriniont,  c'é- 
tait au  mois  d'octobre,  le  prince  Korsioff  a  offert  à  Anionia 
un  engagement  pour  la  Russie,  et  une  renie  de  dix  mille 
roubles.  Elle  a  refusé.  —  A  cause  d'Emmanuel?  —  A 
cause  d'Emmanuel.  Je  pourrais  vous  montrer  ses  lettres, 
des  lettres  charmantes.  Le  prince  m'aimait  et  m'estimait 
beaucoup.  Tous  les  jours  je  le  regrette.  —  Il  est  mort? 

—  Non,  il  est  reparti.  L'empereur  Ta  rappelé.  Emmanuel 
après  toutes  ces  choses-là,  comprend  bien  (ju'il  ne  peut 
pas  quitter  Antonia  comme  on  quille  toutes  les  femmes. 

Je  vis  dans  quel  réseau  le  pauvre  garçon  était  pris.  On 
avait  fini  par  le  convaincre  qu'il  avait  ruiné,  non-seule- 
ment la  fille,  mais  encore  la  mère  et  cela  en  se  ruinant 
lui-même.  Voyez  un  peu  à  quoi  on  peut  faire  servir  la 
délicatesse  d'un  homme. 

—  Mais  cependant,  madame,  si  demain  Emmanuel 
n'avait  plus  d'argent  et  n'en  espérait  plus,  il  faudrait  bien 
qu'il  se  séparât  de  votre  fille.  —  Cela  n'est  pas  à  crain- 
dre, me  répondit  madame  d'Orimont,  il  a  de  Targent,  il 
nous  l'a  dit.  Sa  mère  a  trente  mille  livres  de  rente  qui 
ne  peuvent  échapper  à  son  fils.  —  Mais  sa  mère  n'est  pas 
disposée  à  mourir.  — Mais  il  peut  emprunter  sur  son  hé- 
ritage. —  C'est  bien  difficile.  —  Non,  et  je  crois  même 
(^ue  d'ici  à  quelques  jours,  j'aurai  fait  trouver  une  quaran- 
taine de  mille  francs  à  Emmanuel.  Je  connais  un  nion- 
sieur  qui  les  lui  prêtera,  si  je  donne  ma  signature.  —  I! 
faut  absolument  que  je  voie  Emmanuel,  pcnsai-je,  sans 
quoi,  avec  l'appât  de  cet  argent  on  lui  fera  faire  tout  ce 
qu'on  voudra,  et  Dieu  sait  ce  qu'on  lui  fera  faire!  — 
Vous  comprenez,  me  dit  madame  d'Orimont,  il  touchera 
quarante  mille  francs,  moins  la  prime,  car  la  dstle  n'élanl 
remboursable  qu'à  la  mort  de  la  mère  d'Emmanuel,  il 
faut  bien  que  celui  qui  prête  gagne  quelque  chose;  sup- 
posons donc  qu'il  louche  trente  mille  francs.  Comme  vous 


—   !19  — 

le  pensez  bien,  je  ne  veux  rien  pour  moi.  Emmanuel  me 
rendra  l'argent  qu'il  me  doit,  bien  entendu,  mais  je  ne 
veux  pas  autre  chose.  Seulement,  je  lui  ai  dit  :  Vous 
ferez  un  cadeau  à  Antonia.  Je  sais  ce  qu'il  lui  donnera, 
il  lui  donnera  une  rivière  que  nous  avons  marchandée 
ensemble,  et  qui  lui  coûtera  huit  mille  francs.  J'aime 
mieux  qu'il  lui  dunne  cela  qu'autre  chose.  Les  diamants 
ont  toujours  une  valeur  intrinsèque.  Ensuite  il  pourra 
payer  le  tapissier,  les  domestiques,  gens  auxquels  il  ne 
faut  pas  devoir,  la  couturière  et  une  foule  de  petites  det- 
tes criardes  qu'Antonia  a  faites  depuis  qu'elle  est  avec 
lui.  Après  cela  ils  pourront  vivre  tranquilles  avec  ce  qui 
restera.  —  J'admirais  avec  quelle  sollicitude  madame 
d'Orimont  employait  à  l'avance  l'argent  qu'elle  allait  faire 
prêter  à  Emmanuel,  mais  je  vis  que  dans  cet  emploi,  elle 
ne  comprenait  pas  les  dettes  propres  à  Emmanuel,  et  tout 
compte  fait,  je  pus  me  convaincre  qu'il  ne  lui  resterait  pas 
deux  cents  francs  de  l'emprunt  qu'il  allait  contracter. 

Que  l'on  vienne  donc  encore  nier  l'amour  maternel! 

—  En  effet,  madame,  dis-je,  ce  sera  là  un  véritable 
service  que  vous  rendrez  à  Emmanuel,  malheureusement 
quand  tout  cela  sera  payé,  il  ne  lui  restera  rien  que  ses 
dettes  personnelles.  —  Oh!  cela  le  regarde!  Il  n'avait 
qu'à  ne  pas  les  faire.  Ce  que  je  veux  avant  tout,  c'est  la 
tranquillité  de  ma  fille.  Antonia  n'a  pas  de  fortune,  elle, 
tandis  qu'Emmanuel  en  a.  Ce  n'est  pas  elle  qui  a  été  lui 
demander  de  vivre  avec  lui,  c'est  lui  qui  l'a  tourmentée. 
Les  dettes  qu'il  a  faites  pour  elle  sont  des  dettes  sacrées, 
et  je  ne  lui  fais  prêter  d'argent  qu'à  la  condition  qu'il  les 
payera.  —  Mais  si  la  mère  d'Emmanuel  apprend  cet  em- 
prunt et  qu'elle  l'empêche?  —  Alors  ce  sera  moi  qui 
prêlerai  la  somme  à  Emmanuel;  il  m'en  fera  une  recon- 
naissance, et,  soyez  tranquille,  une  fois  qu'il  me  l'aura 
faite  il  faudra  bien  que  la  mère  paye.  Les  tribunaux  sont 
là,  et  nous  verrons  si  madame  de...  voudra  laisser  payer 
les  dettes  de  son  fils,  par  la  mère  de  sa  maîtresse. 

Tout  cela  était  fort  bien  arrangé ,  comme  vous  le 


—  113  — 

voyez.  Il  n'y  avait  donc  pas  un  instant  à  |}er(ire,  pour 
tirer  Emmanuel  de  celle  nouvel  le  combinaison.  Je  me 
gardai  bien  de  dire  à  madame  d'Orimont  pourquoi  j'étais 
venu.  Je  me  contentai  de  lui  demander  dans  quel  hôtel 
elle  pensait  qu'Emmanuel  fût  descendu  au  Havre,  ajou- 
tant que  j'avais  de  Targenl  à  lui  faire  passer.  C'était  le 
bon  moyen  de  savoir  son  adresse. 

—  Il  doit  être  à  l'hôtel  de  l'Europe,  me  répondit  ma- 
dame d'Orimont,  sur  le  quai  de  rintendance.  —  3Ierci, 
madame,  dis-je  en  me  levant.  Je  vais  lui  écrire,  et  je 
pris  congé  de  madame  d'Orimont,  que  je  laissai  rajustant, 
pour  la  dixième  fois,  son  col  devant  la  glace. 

La  douleur  de  la  mère  d'Emmanuel  m'avait  trop  ému; 
j'avais  trop  à  cœur  qu'il  sortit  de  cette  affreuse  vie,  pour 
ne  pas  aller  lui  conter  les  résultats  de  ma  visite  à  madame 
de...  et  de  mon  entrevue  avec  madame  d'Orimont. 

Du  reste,  je  n'avais  rien  à  faire,  et  je  ne  coiinaissaiis 
pas  le  Havre. 

Je  partis. 

J'arrivai  le  lendemain  à  l'hôtel  de  l'Europe.  On  m'in- 
diqua l'appartement  d'Emmanuel,  car  c'était  bien  là  qu'il 
demeurait.  Je  le  trouvai  déjeunant  avec  Anîoiiia.  Deux 
jeunes  gens  de  ses  amis  qu'il  avait  retrouvés  au  Havre,  et 
qu'il  avait  invités,  riaient  et  chantaient. 

Il  poussa  une  exclamation  d'élonnement  en  me  voyant 
entrer. 

Antonia  eut  comme  un  pressentiment  qu'elle  avait  un 
ennemi  en  moi,  et  elle  me  fit  un  accueil  d'une  froideur 
significative. 

—  Toi  ici,  s'écria  Emmanuel,  par  quel  hasard?  —  Je 
suis  allé  pour  te  voir,  répondis-je,  on  m'a  dit  que  tu  étais 
au  Havre,  je  suis  venu  au  Havre.  —  Et  tu  as  bien  fait, 
prends  une  cliaise  et  mets-toi  h  table.  —  C'est  que  j'ai  à 
te  parler.  —  C'est  bien,  lu  me  i)arleras  après  avoir 
déjeuné.  Il  sera  toujours  temps.  Puis,  que  diable,  il  faut 
toujours  que  tu  déjeunes. 

Je  ne  pouvais  pas  me  poser  en  Tiberge,  je  m'assis  et  je 


—  114  — 

déjeunai  le  plus  gaiement  possible,  afin  de  ne  pas  trou- 
bler la  gaieté  des  convives. 

Le  repas  fini,  je  passai  avec  Emmanuel  dans  une  autre 
chambre, 

—  J'ai  vu  ta  mère,  lui  dis-je.  —  Ah!  Eh  bien,  elle  a 
beaucoup  crié.  —  Au  contraire,  elle  consent  à  te  donner 
l'argent  dont  tu  as  besoin.  —  A  quelle  condition,  car  elle 
n'est  pas  femme  à  ne  pas  en  faire. —  Elle  te  payera  toutes 
les  dettes,  {\  la  condition  que  tu  iras  vivre  deux  ou  trois 
mois  en  Touraine,  avec  elle.  —  Grand  merci,  c'est  trop 
cher.  —  Comment  feras-tu  alors?  —  J'ai  trouvé  de  l'ar- 
gent, et  je  n'aurai  pas  besoin  d'elle.  Après  tout,  mon 
cher,  Antonia  est  une  belle  et  bonne  fille,  qui  m'aime 
bien,  qui  ne  me  coûte  pas  grand'chose.  J'ai  résolu  de 
vivre  tranquillement  avec  elle.  —  Et  ta  mère  qui  pleure, 
qui  se  désole,  qui  t'attend!  —  Eh  bien!  j'irai  la  voir  à 
mon  retour,  mais  maintenant  que  j'ai  de  l'argent  je  ne 
quitterais  Paris  pour  rien  au  monde.  —  Que  dirai-je  a 
madame  de...  —  Tout  ce  que  tu  voudras.  Mais  écoule 
donc,  il  y  aurait  une  bonne  chose  à  faire.  —  Laquelle? 
—  Es-tu  de  mon  avis?  Je  trouve  qu'on  n'a  jamais  trop 
d'argent.  —  Je  pense  exactement  comme  loi.  —  Eh  bien! 
si  je  prenais  les  cinquante  mille  francs  que  ma  mère 
m'offre  et  les  trente  mille  que  madame  d'Orimont  va  me 
faire  prêter,  que  penserais-tu  de  cela?  —  Je  penserais  que 
ce  serait  la  quatrième  fois  que  tu  tromperais  ta  mère,  et 
qu'en  vérité,  ce  serait  au  moins  trois  fois  de  trop.  —  Ah! 
mon  cher,  que  tu  as  le  vin  triste  et  que  tu  vois  mal 
les  choses!  Cela  se  fait  tous  les  jours  et  l'on  n'en  meurt 
pas. 

En  ce  moment  Antonia  ouvrit  îa  porte. 

—  Emmanuel,  veux-tu  du  café?  dit-elle  en  paraissant 
oublier  que  j'étais  là.  —  Oui,  j'en  veux.  Allons,  me  dit- 
il,  passons  de  l'autre  côté. 

El  prenant  la  lêle  d'Antonia  dans  ses  deux  mains,  il 
l'embrassa  k  plusieurs  reprises  et  ajouta  en  se  tournant 
vers  moi  et  en  me  la  moDlranl  : 


—  115  — 

—  As-lii  jamais  vu  rien  d'aussi  joli  que  cela? 

Antonia  me  lança  un  regard  victorieux  qui  semblail 
dire  :  Je  suis  plus  forte  que  vous,  et  tout  ce  que  vous 
pourrez  dire  ne  pourra  rien  contre  moi. 

Evidemment,  Emmanuel  lui  avait  avoué  la  cause  de  la 
visite  que  je  devais  lui  faire  à  Paris,  dans  un  de  ces  mo- 
ments où  les  hommes  amoureux  avouent  tout,  et,  en 
vingt-quatre  heures,  à  l'aide  d'une  promesse  d'argent, 
elle  avait  repris  sur  lui  tout  son  empire. 

Je  trouvai  mon  rôle  ridicule,  et  le  jour  même,  je  quittai 
!c Havre,  sans  qu'Emmanuel  songeât  à  m'y  retenir,  je  dois 
l'avouer 

Je  parierais  même  qu'il  fut  enchanté  de  mon  départ. 

Les  gens  qui  vivent  comme  vivait  Emmanuel  ne  s'a- 
perçoivent qu'ils  ont  tort  de  vivre  ainsi  que  lorsqu'ils 
n'ont  pas  d'argent.  Du  reste,  j'étais  bien  convaincu  que 
je  ne  tarderais  pas  à  avoir  de  ses  nouvelles,  car,  d'après 
le  compte  que  m'avait  fait  madame  d'Orimont,  cette  nou- 
velle rentrée,  si  toutefois  elle  se  faisait,  ne  devait  pas  mener 
loin  ce  pauvre  Emmanuel. 


où  Ton  verra  que  les   eoriReils  qu'on  donne  n» 
servent  pas  plus  que  les  conseils  qu'on  reçoU. 


Je  ne  pouvais  me  dispenser  d'aller  faire  une  visite  à 
madame  de...  Cela  me  coûtait,  je  n'avais  pas  de  bonnes 
nouvelles  à  lui  porter. 

J'allai  la  voir  cependant  et  je  lui  fis  part  de  la  vérité; 
car,  jai  remarqué  que  de  toutes  les  choses  qu'on  peut 
dire,  c'est  encore  à  la  vérité,  quelle  qu'elle  soit,  qu'il  faul 
donner  la  préférence. 

—  Je  m'attendais  à  cela,  me  répondit  madame  de... 
rien  ne  m'étonne  plus  de  la  part  de  mon  fils . 


—  H6  — 

La  tristesse  de  la  pauvre  femme  était  grande,  saas  comp- 
ter quecette  tristesse  s'augmentait descrainles de  l'avenir. 

Je  la  quittai  en  me  disant  que  si  Emmanuel  pouvait 
voir  sa  mère,  il  faudrait  qu'il  eût  un  bien  mauvais  cœur 
pour  résister  au  bonheur  d'apaiser  le  chagrin  dont  il  était 
la  cause. 

Je  lui  écrivis  à  ce  sujet,  il  ne  me  répondit  pas. 

Je  ne  voulais  pas  retourner  chez  mademoiselle  Anto- 
nia.  L'expérience  est  le  meilleur  conseil  qu'on  paisse 
donner  à  un  homme.  Vous  avez  un  ami  sottement  amou- 
reux et  faisant  des  folies  par  suite  de  cet  amour,  ou,  ce 
qui  pis  est  et  ce  qui  était  le  cas  où  se  trouvait  Emmanuel, 
vous  avez  un  ami  qui  se  ruine  pour  une  fille  qui  ne  l'aime 
pas,  car,  si  elle  l'aimait,  elle  ne  le  laisserait  pas  se  ruiner; 
dont  il  sent  dans  le  fond  de  son  cœur  qu'il  n'est  pas 
amoureux,  et  vous  voyez  cela,  et  vous  voulez  le  prévenir, 
et  vous  tenez  à  ce  qu'il  rompe  une  liaison  qui  lui  nuit  dans 
sa  considération  et  dans  sa  fortune.  Qu'est-ce  que  vous 
faites?  Vous  allez  trouver  votre  ami,  vous  lui  faites  com- 
prendre toutes  les  raisons  qui  vous  portent  à  vous  mêler 
de  ses  affaires,  vous  mettez  en  jeu  son  avenir,  ses  intérêts, 
son  bonheur,  sa  famille,  toutes  les  choses  enfin  qui,  de- 
vant lui  être  les  plus  chères,  doivent  le  déterminer  à  réflé- 
chir. La  première  fois,  il  vous  avoue  que  vous  avez  rai- 
son, il  vous  promet  de  faire  droit  à  vos  conseils;  il  vous 
reçoit  assez  mal;  la  seconde  fois,  il  vous  reçoit  assez 
mal;  la  troisième  fois,  il  ne  vous  reçoit  pas  du  tout. 
Vous  vous  entêtez,  vous  voulez  absolument  le  bien 
de  votre  ami,  malgré  lui-même,  s'il  le  faut.  Alors,  vous 
vous  dites  que  vous  quitteriez  infailliblement  votre  maî- 
tresse si  elle  vous  trompait,  et  que  tous  les  hommes  étant 
faits  comme  vous,  votre  ami  quittera  sa  maîtresse  si  elle 
le  trompe.  Une  fois  cette  conviction  acquise,  il  ne  vous 
reste  plus  qu'à  prouver  que  la  femme  est  infidèle,  ce  qui 
est  assez  difficile,  non  pas  parce  que  cela  n'est  pas,  mai» 
parce  qu'elle  se  cache  bien.  Cependant,  vous  prenez  votre 
courage  à  deux  mains  et  vous  commencez  un  espionnage 


—  117  — 

quotidien.  Oreste,  vous  vous  faites  espion  dans  l'intérêt  de 
Pylade.  Vous  exercez  ce  métier  pendant  quinze  jours,  un 
mois,  deux  mois  peut-être.  Enfin,  vous  prenez  la  femme 
sur  le  fait,  vous  acquérez  toutes  les  preuves  nécessaires, 
vous  êtes  fort  de  la  vérité,  vous  arrivez  chez  votre  ami, 
vous  lui  contez  tout.  Il  vous  embrasse;  il  vous  dit  qu'il 
n'oubliera  jamais  le  service  que  vous  lui  rendez;  il  écrit 
devant  vous  une  lettre  de  rupture  à  sa  maîtresse,  il  l'en- 
voie, sort  avec  vous,  vous  quitte  à  dix  heures  du  soir  en 
vous  donnant  rendez-vous  le  lendemain,  car  il  veut  bien 
vous  avouer  qu'il  a  besoin  de  distractions.  Le  lendemain, 
vous  allez  le  voir  et  son  domestique  vous  apprend  qu'il 
n'a  pas  couché  chez  lui.  Deux  jours  après,  votre  ami,  qui 
s'est  réconcilié  avec  sa  maîtresse,  ne  vous  salue  plus; 
et,  prenez  garde  à  vous,  car,  si  votre  vie  n'est  pas  in- 
tacte et  pure  comme  le  cristal,  s'il  y  a  la  moindre  chose 
h  dire  contre  votre  réputation,  le  premier  qui  la  dira,  ce 
sera  lui. 

Il  y  a  des  chances  pour  que  cela  finisse  par  un  coup 
d'épée. 

Au  lieu  de  cela,  pour  l'acquit  de  votre  conscience, 
prévenez  sérieusement,  mais  seulement  une  fois,  votre 
ami;  montrez-lui  l'abîme  et  dites-lui  en  le  lui  montrant  : 
Prends  garde,  il  y  a  là  un  trou!  et  allez-vous-en.  Votre 
ami  tombe  dans  le  trou,  se  casse  quelque  chose;  mais  il 
vient  à  vous  pour  que  vous  le  guérissiez,  comme  Fenfant 
qui  s'est  blessé  dans  l'endroit  où  il  est  allé  malgré  la  défense 
paternelle,  vient  montrer  à  son  père  la  blessure  qu'il  s'est 
faite.  Il  faut  toujours  laisser  aux  gens  à  qui  l'on  donne 
un  conseil  la  facile  liberté  de  venir  vous  dire  :  Vous  aviez 
raison;  liberté  qu'ils  n'ont  pas  quand  votre  conseil  a  eu 
trop  d'insistance,  et  s'est  entouré  de  trop  de  preuves. 
Leur  amour-propre  recevait  une  trop  rude  atteinte  de  cet 
aveu,  et  il  faut  être  tout  à  fait  un  homme  supérieur  pour 
immoler  son  amour-propre  à  la  vérité. 

Quant  à  moi,  malgré  les  excellentes  théories  que  j'ex- 
pose ici,  je  ne  pus  rcsi:>tcr  au  désir  de  tenter  un  dernier 


—  118  — 

effort  et  je  me  mis  en  quête  des  antécédents  de  mademoi- 
selle Anlonia. 

Je  vous  demande  un  peu  de  quoi  je  me  mêlais!  mais 
c'était  le  désespoir  de  celle  pauvre  madame  de...  qui  me 
tenait  au  cœur.  Puis,  j'avais  toujours  devant  les  yeux 
l'air  de  triomphe  avec  lequel  mademoiselle  Antonia  m'a- 
vait accueilli  au  Havre. 

Je  savais  déjà  qu'elle  avait  été  la  maîtresse  du  duc  de 
Pololi  et  du  prince  Korsloff,que  sa  mère  s'appelait  ou  plutôt 
prétendait  s'appeler  madame  d'Orimont;  mais  j'étais  bien 
lonvaincu qu'il  devait  y  avoir  d'autres  détails  que  ceux-là 
sur  la  danseuse  d'Emmanuel. 

A  partir  de  ce  jour,  je  questionnai  tous  les  gens  qui 
pouvaient,  soit  par  eux-mêmes,  soit  par  leurs  relations, 
avoir  quelque  chose  à  m'apprendre.  Or,  j'appris  : 

Que  madame  d'Orimont  avait  vendu  la  virginité  de  sa 
fille  une  première  fois  au  prince  Korsloff,  virginité  qu'avait 
eue  pour  rien,  six  mois  auparavant,  un  officier  de  cui- 
rassiers. 

Une  seconde  fois  au  duc  de  Pololi. 

Une  troisième  fois  à  un  Anglais. 

Une  quatrième  fois  au  fils  d'un  banquier. 
>  Une  cinquième  fois  au  directeur  d'un  théâtre,  qui,  expert 
en  ces  sortes  de  choses,  s'était  parfaitement  aperçu  de  la 
supercherie,  mais  n'en  avait  pas  moins  signé  l'engagement 
de  mademoiselle  Antonia  à  des  condilions  moindres  que 
celles  que  madame  d'Orimont  avait  exigées,  en  disant  avec 
raison  :  Puisqu'on  ne  me  donne  que  le  quart  de  ce  qu'on 
me  promet,  je  ne  donne  que  la  moitié  de  ce  que  j'ai  promis, 
et  c'est  encore  moi  le  créancier. 

Entre  ces  différentes  ventes,  mademoiselle  Antonia  s'é- 
tait donnée  à  crédit  à  un  étudiant  en  droit,  a  un  élève  de 
l'école  polytechnique,  à  un  jeune  premier  du  théâtre 
Montparnasse,  à  un  second  amoureux  du  théâtre  Beau- 
marchais, à  deux  directeurs  de  province  el  à  sept  inconnus 
qui  n'avaient  dit  que  leurs  noms  de  baptême. 

J'appris  que  madame  d'Orimont  seule  s'enrichissait  à  ce 


—  lit)  — 

métier  et  qu'elle  avait  employé  avec  tous  les  amants  de 
sa  fille  les  mêmes  procédés  qu'avec  Emmanuel,  c'est-à-dire 
qu'elle  leur  faisait  prêter  par  un  tiers  l'argent  qu'elle  avait 
économisé  sur  celui  qu'ils  donnaient  à  Antonia  et  que  de 
cette  façon,  c'était  leur  propre  argent  qu'ils  empruntaient 
à  un  taux  exagéré. 

J'appris  que  l'enfant  et  la  rente  du  duc  de  Pololi  étaient 
une  pure  invention  de  cette  bonne  madame  d"Orimont; 
qu'en  effet,  le  jeune  duc  avait  donné  dix  mille  livres  pour 
avoir  Antonia,  et  qu'à  l'aide  d'une  lettre  qu'il  avait  eu 
l'imprudence  d'écrire  et  que  la  mère  d'Antonia  avait  eu 
l'esprit  de  garder,  celle-ci  avait  obtenu  cinq  mille  livres 
de  plus,  qu'alléchée  par  ce  premier  succès,  elle  avait  me- 
nacé de  faire  du  scandale  si  on  ne  lui  en  donnait  pas 
quinze  mille  autres,  menaces  auxquelles  on  avait  répondu 
par  l'ordre  de  quitter  Naples  dans  les  vingt-quatre  heures. 

J'appris  qu'Emmanuel  n'avait  rien  deviné  de  tout  cela, 
avait  ramené  Antonia  à  Paris  et  avait  commencé  pour  elle 
cette  vie  qui  alarmait  tant  sa  mère. 

J'appris  que  depuis  qu'elle  était  sa  maîtresse,  il  lui  était 
arrivé  au  moins  dix  fois  de  sortir  en  disant  qu'elle  allait  à 
sa  répétition  et  de  mentir  en  disant  qu'elle  y  était  allée. 

J'appris  qu'elle  disait  partout  qu'Emmanuel  voulait 
l'épouser  et  qu'elle  ne  le  voulait  pas,  ajoutant  qu'elle  le 
gardait  parj  charité  et  que  c'était  elle  qui  le  nourrissait. 

J'appris  enfin  qu'elle  était  une  ignoble  créature  et  qu'Eni- 
manuei  jouait,  en  vivant  avec  elle,  le  rôle  d'un  niais,  et 
c'étaient  ceux  qui  avaient  de  l'indulgence  pour  lui  qui  se 
contentaient  d'appliquer  cette  épithète  à  son  nom. 

J  écrivis  à  Emmanuel  une  longue  lettre  dans  laquelle  je 
lui  détaillais  tout  ce  qu'on  vient  de  lire;  je  reçus  sa 
réponse  immédiatement.  Elle  était  conçue  en  ces  termes  : 

«  Mon  cher  ami, 

»  Jeleremerciede  les  conseils,  mais  je  ne  prendsjamHls 
conseil  que  de  moi.  Je  ne  sais  quel  intérêt  lu  as  à  te  faire 
l'écho  de  toutes  ces  calomnies.  J'aiinr  et  j'estime  made- 


Hioiselle  Anlonia,  el  je  ne  veux  voir  à  l'ayenlr  que  ceux 
qui  auront  pour  elle  les  mêmes  sentiments  que  moi. 

»  Ton  ancien  ami, 

>    EMHA5CIEL    DE...    » 

J'envoyai  au  diable  mon  ami,  sa  maîtresse  et  madame 
d'Orimont,  et  je  ne  m'occupai  plus  d'eux. 

Six  mois  se  passèrent. 

Un  matin  j'entrais  pour  déjeuner  dans  un  café  du  boule- 
vard. La  première  personne  que  j'aperçus  en  entrant,  ce 
fut  Emmanuel.  Je  ne  savais  pas  trop  dans  quels  termes 
nous  étions  ensemble;  cependant  j'allai  à  lui,  je  lui  tendis 
la  main,  et  je  lui  demandai  comment  il  se  portait.  Il  me 
serra  la  main  et  me  répondit  qu'il  se  portait  à  merveille. 

Je  fis  mine  d'aller  m'asseoir  à  une  table  au  bout  de  la 
salle. 

—  Où  vas-tu  donc?  me  dit-il. —  Je  vais  déjeuner. — 
Assieds-toi  là  et  déjeune  avec  moi. 

Je  m'assis. 

J'évitai  de  parler  d'Antonla,  mais  je  voyais  à  la  figure 
d'Emmanuel  qu'il  avait  deviné  mon  parti  pris  de  me  taire 
sur  sa  maîtresse,  et  il  me  sembla  qu'il  eût  voulu  que  je  lui 
en  parlasse. 

Je  l'entretins  de  tout  excepté  de  cela. 

Nous  sortîmes  ensemble  du  café.  Emmanuel  paraissait 
soucieux. 

—  Adieu,  lui  dis-je.  —  Tume  quittes  déjà? —  Oui.  — 
Viens  donc  me  voir.  —  Je  n'ai  guère  le  temps.  Je  tra- 
vaille beaucoup.  —  Enfin,  si  tu  passes  par  la  rue  de  la 
Victoire,  monte  me  dire  bonjour.  —  Tu  demeures  donc 
là,  maintenant?  —  Oui. 

Emmanuel  s'attendait  évidemment  à  de  nouvelles  ques- 
tions de  ma  part.  Je  ne  lui  en  fis  pas  et  je  le  quittai. 

Au  monientoù  nous  noustournions  le  dos.  je  me  trou- 
vai en  face  d'un  autre  de  mes  amis,  mais  avec  lequel  j'étais 
moins  liéquavec  Emmanuel, et  dont  le  nom  était  Octave, 
je  crois. 


—  121  — 

—  Avec  qui  causiez-vous?  me  dit-il.  —  Avec  Emma- 
nuel de...  — Je  ne  m'étais  pas  trompé.  —  Le  connaissez- 
vous?  —  Oui,  non.  —  Vous  me  dites  cela  d'un  drôle  de 
ton.  —  Le  connaissez-vous  beaucoup,  vous?  —  Je  suis 
très-liéavec  lui.  — Ah! 

Ce  ah!  pouvait  se  traduire  par  :  Tant  pis. 

—  Je  ne  comprends  rien  à  ce  que  vous  voulez  dire.  — 
Oh!  je  ne  dis  rien. 

Il  était  évident  qu'Octave  ne  demandait  qu'à  être  ques- 
tionné; aussi,  il  ajouta  : 

—  N'était-il  pas  l'amant  d'Antonia,  une  danseuse?  — 
Oui.  —  C'est  bien  cela.  —  Pourquoi,  diable,  cet  air 
mystérieux?  —  Vous  voyez  souvent  ce  M.  Emmanuel  de... 

—  Oui.  —  Eh  bien!  voyez-le  moins  souvent,  voilà  tout 
ce  que  je  puis  vous  dire.  —  Qu'a-t-il  fait?  —  Il  a  une 
mauvaise  réputation.  On  m'a  conté  de  lui  des  choses 

—  Lesquelles?  —  Il  s'est  tout  bonnement  fait  entretenir 
par  Anlonia.  —  Lui!  m'écriai-je.  —  Lui-même.  —  Celui 
qui  vous  a  dit  cela  a  menti.  —  Mon  cher,  c'est  un  homme 
qui  le  sait  mieux  que  personne;  c'est  le  nouvel  amant 
d'Antonia  qui  paye  maintenant  les  dettes  de  ce  monsieur. 

—  Ecoutez,  mon  cher  Octave,  il  y  a  six  mois  que  je  n'ai 
vu  Emmanuel;  mais  je  suis  convaincu  qu'il  n'y  a  pas  un 
mot  de  vrai  dans  ce  qu'on  vous  a  raconté,  et  je  vous  en 
prie,  ne  répétez  pas  de  pareilles  choses  sans  être  bien  siir 
qu'elles  soient  vraies.  —  Mais  il  n'y  a  pas  que  cela!  — 
Qu'y  a-t-il  encore?  —  On  Ta  vu  tricher  au  jeu.  —  II  ne 
joue  jamais.  —  Il  a  joué,  je  vous  en  réponds,  car  j'ai 
jjoué  contre  lui.  —  El  vous  l'avez  vu  tricher,  vous?  — 
pVon,  au  contraire,  je  l'ai  toujours  vu  perdre,  et  il  m'a  Irès- 
h)ien  payé.  —  Qui  vous  a  dit  cela  alors?  —  C'est  encore 
l'amant  d'Antonia.  —  Dites-moi  donc  le  nom  de  ce  mon- 

^ieur.  —  C'est  le  comte  Ernest  de  Magny.  —  Il  demeure? 

—  3  rue  de  la  Paix.  —  Merci.  —  Que  voulez-vous  faire 
le  cette  adresse?  —  Je  veux  la  donner  à  Emmanuel.  — 
Donnez-la-lui,  vous  pouvez  même  invoquer  mon  témoi- 
gnage, si  besoin  est,  el  dire  que  c'est  moi  qui  vous  ai 

LA    VIE    A    VI ^M    A>'S.  1) 


—  122  — 

conlé  cela.  Ernesl  me  l'a  dit  plus  de  vingt  fois,  et  dix  de 
mes  amis  vous  en  diront  autant.  —  Il  y  a  longtemps  que 
M.  de  Magny  est  l'amant  d'Antonia?  —  Il  y  a  deux  mois 
environ.  Mais  comment  se  fait-il  que  vous,  i'ami  d'Emma- 
nuel, vous  ne  sachiez  pas  cela?  —  Il  ne  me  l'a  pas  dit.  — 
Il  ne  vous  en  a  pas  parlé  tout  h  l'heure?  —  ?^'on.  —  Ce- 
pendant vous  connaissiez  cette  liaison?  —  Mieux  que 
personne,  voilà  pourquoi  je  puis  affirmer  que  ce  qu'a  dit 
M.  de  Magny  est  une  pure  calomnie;  non-seulement  Em- 
manuel n'était  pas  entretenu,  puisqu'il  faut  dire  le  mot, 
par  mademoiselle  Antonia,  mais  encore  il  se  ruinait  pour 
elle.  —  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  qu'Ernest  m'a  dit  cela, 
mais  j'ignore  qui  le  lui  a  dit.  Cependant  il  n'eût  pas  avancé 
une  chose  de  celte  gravité,  s'il  n'eût  pas  été  bien  certain 
du  fait.  Ce  qui  continuerait  à  m'y  faire  croire,  c'est  qu'Em- 
manuel ne  vous  a  pas  parlé  de  sa  rupture  avec  Antonia. 
II  faut  qu'il  ail  eu  une  raison  de  se  taire,  et  il  n'en  peut 
pas  y  avoir  d'autre  que  la  crainte  que  vous  n'appreniez  ce 
que  tout  le  monde  sait. 

Je  pris  congé  d'Oclave  et  je  me  rendis  chez  Emmanuel. 

Je  le  trouvai  lisant  et  fumant  au  coin  du  feu,  dans  un 
petit  appartement  qui  devait  tout  au  plus  lui  coûter  quatre- 
vingts  francs  par  mois,  tant  il  était  modeste. 

—  Mon  cher,  lui  dis-je  tout  de  suite  en  entrant,  je 
viens  pour  te  parler  de  choses  très-sérieuses. —  Assieds- 
toi,  cher  ami,  me  répondit  Emmanuel,  et  causons. 

J'étudiai  son  visage  pour  voir  si  cette  entrée  en  matière 
ne  l'embarrassait  pas  un  peu,  car,  malgré  moi,  la  convic- 
tion d'Octave  m'avait  un  peu  ébranlé,  mais  je  fus  bien  vite 
rassuré  par  le  sourire  loyal  d'Emmanuel,  et  j'abordai 
franchement  la  question. 


—  <23  — 


lia  moralité  de  la  chose. 


—  Tu  as  quille  Antonia,  lui  dis-je,  comment  cela 
s'est-il  fait?  —  Oh!  mon  cher ,  j'ai  honte  à  le  Favouer. 
Au  Havre  elle  m'avait  tellement  monté  contre  loi,  car  elle 
avait  deviné  le  sujet  de  ta  visite,  que  je  t'ai  bien  délesté 
pendant  quinze  jours,  d'autant  plus  que  je  senlais  dans  !e 
fond  de  mon  àme  que  la  raison  était  de  ton  côté  et, 
comme  c'est  le  propre  de  notre  pauvre  nature  humaine, 
je  t'en  voulais  de  ce  que  lu  avais  raison.  Nous  revînmes 
à  Paris.  Je  me  battis  dans  la  rue  avec  des  créanciers. 
Tous  les  jours  je  suppliais  madame  d'Orimont  de  me 
faire  prêter  la  somme  qu'elle  m'avait  promise,  car  je 
comptais  bien  pouvoir  payer  avec  celte  somme  une  partie 
de  mes  dettes  particulières.  Les  gens  à  qui  l'on  doit  ne 
savent  vraiment  pas  combien  on  a  le  besoin  de  les  payer 
et  de  se  débarrasser  d'eux;  avec  quelle  impatience  on  at- 
tend l'argent  que  l'on  doit  recevoir  pour  le  leur  donner, 
risque  à  rester  sans  le  sou,  et  combien  le  hasard  vous  met 
presque  toujours  dans  l'impossibililé  de  faire  face  aux  en- 
gagements et  de  rester  dans  les  calculs  qu'on  avait  faits 
à  l'avance.  C'est  ce  qui  arriva  pour  moi.  Je  reçus  trente 
mille  francs  contre  une  lettre  de  change  de  quarante 
mille.  Te  dire  à  quoi  cet  argent  passa,  cela  me  serait 
impossible.  Je  rendis  à  madame  d'Orimont  ce  que  je  lui 
devais,  car  comme  lu  le  penses  bien,  je  ne  voulais  rien  lui 
devoir;  je  fis  un  cadeau  à  Antonia,  je  payai  ce  que  je  de- 
vais pour  elle,  domestiques,  fournisseurs,  tapissiers,  et 
moi  je  me  trouvai  exactement  dans  la  même  position  vis- 
à-vis  de  mes  dettes,  aussi  gêné  et  aussi  tourmenté  qu'au- 
paravant. !1  y  a  une  chose  que  le  public  ne  s'explique  pas 
bien,  l'entêtement  que  l'on  met  à  se  ruiner  pour  une  fille 


—  124  — 

dont  on  n'est  pas  aimé.  Cela  est  pourtant  bien  facile  à 
comprendre.  Outre  les  impossibilités  matérielles  que  je 
t'ai  détaillées  la  première  fois  que  lu  es  venu  me  voir 
chez  Aiilonia,  et  qui  sont  les  meilleures  raisons  de  cet  en- 
têtement, riiomme  qui  est  dans  ce  cas-là,  obéit  à  un 
étrange  sentiment  d'économie  pour  ainsi  dire;  il  court 
perpétuellement  après  la  première  somme  importante  qu'il 
a  donnée  h  sa  maîtresse!  Plus  il  lui  a  donné  d'argent, 
moins  il  veut  la  quitter,  parce  qu'il  se  dit  :  le  jour  où  je 
ne  serai  plus  avec  elle,  tout  cet  argent  sera  définitivement 
perdu  pour  moi.  Il  finit  par  le  considérer  comme  un  ca- 
pital dont  l'amour  de  cette  femme  est  le  revenu.  Il  compte 
toujours  donner  moins  à  mesure  qu'il  vivra  avec  elle  et 
de  cette  façon  répartir  sur  plusieurs  mois  ou  sur  plusieurs 
années,  selon  l'importance  des  dépenses  faites,  la  somme 
sacrifiée,  de  façon  à  pouvoir  faire  ce  calcul  :  j'ai  donné 
cent  mille  francs,  c'est  vrai,  mais  j'ai  été  quatre  ans 
l'amant  d'une  jolie  femme ,  cela  ne  fait  que  vingt-cinq 
mille  francs  par  an. 

Ce  calcul  ne  réussit  jamais  en  pratique,  mais  il  réussit 
toujours  en  théorie. 

Je  faisais  ce  calcul  malgré  moi.  Je  me  disais  :  main- 
tenant que  je  suis  entré  dans  ce  genre  de  vie,  je  ne  pour- 
rai plus  m'en  déshabituer.  Si  je  quitte  Antonia,  je  prendrai 
une  autre  maîtresse  avec  laquelle  il  me  faudra  refaire  les 
mêmes  dépenses  qu'avec  celle-ci.  C'est  une  économie  de 
garder  Anionia.  Je  ne  voulais  pas  croire  mes  amis  qui 
me  disaient  qu'avec  la  dixième  partie  de  ce  que  je  dépen- 
sais pour  cette  fille  ,  je  pourrais  faire  le  bonheur  et  être 
aimé  même  de  quelque  autre  femme  jeune,  jolie  et  qui 
n'aurait  pas  appartenu  à  tout  le  monde.  Mais  que  veux-tu, 
on  se  ruine  souvent  pour  une  fille  perdue,  laide  quelque- 
fois, sans  charmes,  sans  esprit,  et  cela  parce  qu'elle  a  été 
la  maîtresse  d'hommes  à  la  mode  et  qu'on  est  fier  de  leur 
succéder.  A  quel  degré  d'avilissement  le  cœur  arrive 
quand  il  en  est  venu  h  mettre  son  amour-propre  dans  ces 
sortes  de  renommées!  Ell'on  ne  voudrait  pas  être  l'amant 


—  125  — 

d'une  fille  de  seize  ans,  bien  jeune,  bien  fraîche,  bien 
jolie,  bien  sage,  qui  vous  allendrait  tous  les  jours  en 
travaillant  dans  le  modeste  appartement  que  vous  lui  au- 
riez donné  et  dont  les  goûts  simples  lui  auraient  fait  un 
paradis.  Trouvez  une  fille  comme  celle-là  sur  voire  pas- 
sage, vous  ne  donnerez  pas  cinq  cents  francs  pour  être 
son  amant;  qu'un  autre  homme  par  hasard  ait  l'idée  de 
la  prendre,  qu'il  la  laisse,  qu'elle  devienne  une  femme 
entretenue,  connue  pour  avoir  été  la  maîtresse  de 
M.  tel  ou  tel,  qu'elle  ait  eu  cinquante  amants,  vous  ferez 
des  folies  pour  elle  et  vous  voudrez  payer  les  restes  cent 
fois  plus  que  vous  n'eussiez  payé  les  primeurs.  Que  ces 
femmes  ont  raison  de  nous  ruiner,  quand  elles  en  trouvent 
l'occasion!  car  nous  ne  sommes  que  corruption  et  vanité, 
et  il  faut  que  nous  soyons  leur  amant  pour  être  quelque 
chose.  Et  à  la  porte  de  ces  maisons  où  nous  venons  perdre 
notre  esprit,  jeter  notre  argent,  il  y  a  de  pauvre?  créatures 
qui  meurent  de  faim  et  qui  nous  tendent  la  main  sans  que 
nous  les  voyions,  et  il  y  a  des  gens  qui  disent  que 
le  monde  est  bien  fait.  Pourquoi,  nous  oisifs,  gens  inuti- 
les, qui  sacrifions  à  de  si  ridicules  théories,  n'avons-nous 
plus  à  quarante  ans  la  fortune  que  nous  avions  à  vingt- 
cinq,  ou  pourquoi  n'avons-nous  pas  à  vingt-cinq  ans 
l'expérience  que  nous  aurons  à  quarante  ,  nous  serions 
encore  comme  les  autres,  capables  du  bien! 

Je  regardais  Emmanuel  pendant  qu'il  parlait  ainsi, 
la  tête  dans  ses  mains,  et  j'étais  de  plus  en  plus  con- 
vaincu que  tout  ce  qu'on  m'avait  raconté  sur  lui  était  une 
horrible  calomnie. 

—  Enfin,  reprit-il  avec  un  soupir,  on  dira  ces  choses- 
là,  on  les  écrira  même  et  on  n'y  croira  pas,  et  l'imbé- 
cillité humaine  sera  des  siècles  encore  sans  faire  un  pas 
en  avant.  —  Cependant,  lui  dis-je,  toutes  les  réflexions 
que  tu  fais  en  ce  moment  je  te  les  ai  déjà  entendu  faire  il 
y  a  six  mois.  Qui  me  dit  que  cette  fois  tu  ne  vas  pas  en- 
core les  oublier  et  retourner  avec  Anlonia?  —  Oh!  non, 
c'est  bien  fini.  Il  y  a  pour  retomber  dans  ce  passé  des 


—  12G  -^ 

barrières  infranchissables.  Tu  vois  quel  appartement  j'ha- 
bite. Je  n'ai  pas  le  sou,  je  suis  tout  à  fait  brouillé  avec 
ma  mère,  je  suis  traqué  par  mes  créanciers,  eh  bien,  je 
me  tr^ouve  heureux  en  compara  isoji  de  ce  que  j'étais  avec  An- 
tonia.  —  Mais  comment  cette  rupture  s'est-elle  faite?  — 
Du  moment  que  j'ai  eu  payé  les  dettes  d'Anton  ia,  il  n'y 
a  plus  eu  de  sa  part  ni  de  la  part  de  sa  mère  grands  mé- 
nagements à  mon  égard.  Chaque  jour  on  me  mettait  le 
marché  à  la  main.  11  me  revenait  perpétuellement  des 
propos  infâmes  qu'Anton  ia  tenait  sur  mon  compte,  et  je 
ne  sais  par  quel  sentiment  bâtard  je  tenais  encore  à  cette 
fille.  Il  devint  évident  pour  moi  qu'elle  me  trompait,  et 
que  madame  d'Orimont  lui  servait  d'entremetteuse.  J'en 
acquis  les  preuves  bien  certaines.  J'en  fis  des  reproches 
à  Antonia  qui  me  répondit  d'abord  que  ce  n'était  pas 
vrai  et  qui  finit  par  me  dire  :  si  cela  ne  vous  convient 
pas,  allez-vous-en. 

Je  compris  alors  de  quelle  combinaison  j'avais  été  la 
dupe,  et  je  voulus  me  venger  en  ne  m'en  allant  pas.  Jeme 
donnai  du  moins  cette  raison  pour  rester,  la  véritable 
était  que  malgré  moi  j'avais  tellement  pris  l'habitude  d'An- 
tonia  que  je  n'aurais  plus  su  où  aller  promener  ma  vie  si  je 
l'avais  quittée,  et  cependant  je  ne  l'aimais  pas!  cela  dura 
ainsi  deux  mois  environ. 

Un  soir  Antonia  jouait,  je  sortis.  A  minuit  je  rentrai. 
Je  montai  chez  elle.  Je  sonnai.  On  ne  me  répondit  pas, 
je  sonnai  deux  fois,  trois  fois,  dix  fois,  toujours  de  plus 
fort  en  plus  fort.  Même  silence.  Je  collai  mon  oreille  contre 
la  porte,  je  n'entendis  rien.  Je  redescendis.  Le  portier  était 
couché.  Jen'osaipaslui  demandersiAntonîa  était  chezelle, 
c'était  déjà  bien  assez  d'être  ridicule  à  mes  yeux  sans  l'être 
encore  aux  yeux  de  cet  homme.  Je  me  dis  que  peut-être 
Antonia  n'était  pas  encore  rentrée  et  j'attendis  dans  la 
rue.  Je  ne  voyais  pas  de  lumière  à  ses  fenêtres.  Mon 
amour-propre  me  soufflait  une  foule  de  mauvaises  raisons, 
dont  je  sentais  bien  que  je  ne  pouvais  plus  me  contenter. 
J'attendis  ainsi  jusqu'à  deux  heures  du  matin  sans  voir 
rentrer  Antonia.  Je  remontai  chez  elle.  Je  sonnai,  je  ca- 


rillonnai  au  risque  de  réveiller  toute  la  maison,  personn 
ne  vint  m'ouvrir.  Je  ne  doutai  plus  qu'Antonia  n'eût  un 
iiomme  chez  elle. 

Ce  qu'il  y  avait  d'atTreux  c'est  que  je  ne  pouvais  pas 
ou  plutôt  que  je  n'osais  pas  rentrer  chez  moi,  tant  j'étais 
sûr  de  trouver  ma  maison  sens  dessus  dessous,  et  qu'il 
était  trop  tard  pour  me  présenter  dans  un  hôtel.  J'errai 
toute  la  nuit. 

A  neuf  heures  du  matin  je  remontai  chez  Antonia. 

11  me  semblait  que  tous  les  gens  que  je  rencontrais  se 
moquaient  de  moi. 

Cette  fois  la  femme  de  chambre  vint  m'ouvrir. 

L'idée  quil  était  peut-être  arrivé  un  accident  à  ma  maî- 
tresse ne  m'était  pas  venue  un  instant. 

—  Antonia  y  est-elle?  demandai-je. — Non,  monsieur, 
me  répondit  la  femme  de  chambre  avec  un  certain  em- 
barras, madame  est  sortie.  —  Je  vais  l'attendre.  —  C'est 
impossible,  monsieur.  —  Pourquoi?  —  Madame  a  em- 
porté toutes  les  clefs. 

Tout  cela  était  bien  clair. 

En  ce  moment  le  cocher  qui  avait  reconnu  ma  voix,  se 
montra. 

—  Ah!  c'est  vous,  monsieur,  me  dit-il,  j'ai  une  lettre 
pour  vous.  —  De  qui?  —  De  madame.' 

Il  me  sembla  que  le  cocher  et  la  femme  de  chambre  se 
regardaient  en  riant. 

Le  cocher  alla  chercher  la  lettre  et  me  la  rapporta. 

J'allais  probablement  avoir  le  dernier  mot  de  cette  his- 
toire. 

J'ouvris  la  lettre  et  je  la  lus. 

Elle  ne  contenait  que  ces  mots. 

«  Mon  cher  Emmanuel,  nous  sommes  malheureux  en- 
semb!«,  il  fautijuc  lun  denousdeux  soit  plus  raisonnable 
que  l'antre,  vous  ne  l'èles  pas,  je  le  suis.  Venez  me  voir 
conmie  ami,  si  vous  voulez,  mais  toute  autre  relation  doit 
cesser  entre  nous;  je  ne  in  appartiens  plus. 

»  Antonia.  » 


—  128  — 

—  C'est  bien,  balbutiai-je,  car  on  ne  reçoit  pas  un  pa- 
reil congé  sans  être  au  moins  étonné,  c'est  bien.  Vous 
direz  à  votre  maîtresse  que  je  la  prie  de  me  renvoyer  ce 
qui  m'appartient  encore  ici,  à  moins  qu'elle  ne  veuille 
encore  me  voler  cela.  Le  mot  n'était  pas  de  bien  bon 
goût,  mais  j'étais  si  irrité  de  la  façon  dont  j'avais  été 
joué  que  je  ne  pus  le  retenir. 

Je  vins  m'installer  ici.  Ce  jour  je  reçus  mes  malles 
accompagnées  d'une  lettre  fort  impertinente  d'Antonia 
qui  me  disait  qu'après  avoir  spéculé  sur  elle,  je  me  per- 
mettais de  l'insulter  et  que  si  elle  ne  me  méprisait  pas 
tant,  elle  m'enverrait  quelqu'un  pour  me  mettre  à  la  raison. 

Cette  lettre  me  coûtait  quatre-vingt-dix  mille  francs, 
pour  le  même  prix  j'aurais  eu  un  autograplie  de  Charle- 
magne,  deux  tableaux  de  Van-Dyck  ou  quatre  mille 
livres  de  rente. 

—  Et  depuis,  demandai-je  à  Emmanuel,  tu  n'as  pas 
entendu  parler  d'Antonia? — Au  contraire;  tous  les  jours 
j'apprends  qu'elle  fait  circuler  une  nouvelle  infamie  sur  mon 
compte.  Quand  j'ai  payé  madame  d'Orimont,  je  n'ai  pas 
songé  à  lui  redemander  les  reçus  que  je  lui  avais  faits,  et 
elle  les  montre  à  qui  veut  les  voir,  en  disant  que  je  lui  dois 
de  l'argent  et  que  je  ne  le  lui  rends  pas.  Quand  je  payais  quel- 
que chose  pour  Antonia,  je  faisais  faire  la  facture  en  son 
nom, si  bien  qu'aujourd'hui  elle  fait  voir  ces  factures  etdit  : 
M.  Emmanuel  de...  celte  canaille  avec  qui  j'ai  eu  le  mal- 
heur de  vivre,  me  laissait  payer  comme  je  l'entendais  les 
choses  qu'il  disait  acheter  pour  moi.  Elle  a  été  jusqu'à 
me  faire  menacer  des  tribunaux.  Elle  a  dit  à  tous  mes 
créanciers  que  je  suis  un  gredin,  que  je  ne  les  payerai  ja- 
mais et  j'ai,  à  l'heure  qu'il  est,  une  des  plus  mauvaises 
réputations  de  Paris.  —  Mais  ce  n'est  pas  tout,  dis-je,  et 
je  racontai  à  Emmanuel  ma  conversation  avec  Octave. 

Il  l'écouta  avec  un  abattement  profond. 

—  J'ai  bien  mérité  tout  cela,  dit-il,  on  ne  sait  pas  tout 
le  mal  qu'une  femme  si  méprisable  qu  elle  soit  peut  faire 
à  un   homme  honorable,  quand  elle  est  jeune,  jolie  et 


—  429  — 

qu'elle  est  entourée  de  gens  qui  lui  font  la  cour  et  qui 
sont  prêts  à  croire  tout  ce  qu'elle  dit.  Rends-moi  le  ser- 
vice d'aller  chez  M.  de  Magny,  que  tout  cela  finisse  par 
un  bon  duel,  c'est  tout  ce  que  je  demande. 

J'allai  chercher  Octave  et  nous  nous  rendîmes  chez 
M.  de  ftlagny,  espèce  de  sot  frisé  que  nous  trouvâmes  oc- 
cupé à  se  faire  onder  les  cheveux. 

Le  résultat  de  notre  visite  fut  que  M.  de  Magny  n'avait 
fait  que  de  répéter  ce  que  mademoiselle  Antonia  lui  avait 
dit  et  qu'il  ne  le  rétracterait  que  si  elle  le  rétractait  elle- 
même. 

Nous  allâmes  chez  Antonia  que  nous  trouvâmes  flan- 
quée de  madame  sa  mère. 

Un  volume  ne  suffirait  pas  si  je  voulais  transcrire  toutes 
les  infamies  que  ces  deux  drôlesses  débitèrent  sur  Em- 
manuel. Elles  en  arrivèrent  à  nous  dire  qu'Emmanuel  avait 
prêté  les  mains  aux  marchés  qu'Antonia  semblait  faire 
en  cachette  de  lui,  et  qu'il  l'aidait  à  manger  l'argent  qui 
en  résultait.  Elles  ne  respectaient  rien,  ni  délicatesse,  ni 
famille,  ni  honneur.  Moi  qui  savais  qu'il  n'y  avait  pas 
dans  le  monde  d'homme  plus  loyal  qu'Emmanuel,  je  fus 
vingt  fois  sur  le  point  de  prendre  une  chaise  et  d'assom- 
mer ces  créatures. 

Pendant  deux  heures  elles  nous  racontèrent  leurs 
griefs,  chacune  à  son  tour  et  quelquefois  (ouïes  les  deux 
ensemble,  et  ce  qu'il  y  avait  d'aflVeux,  c'est  que  tout  ce 
qu'elles  disaient  acijuéiait  un  air  de  vérité  par  la  gène 
même  où  se  trouvait  Emmanuel. 

—  Depuis  qu'il  ne  m'a  plus  il  n'a  pas  un  sou,  disait 
Antonia, 

Emmanuel  se  battit  avec  M.  de  Magny.  Il  lui  donna 
un  coup  d'épée,  il  paya  toutes  ses  dettes,  il  sacrifia  la 
moitié  de  sa  fortune,  il  s'en  alla  demeurer  en  Touraine 
avec  sa  mère,  il  rompit  complètement  avec  un  monde 
pour  lequel  il  n'était  pas  fait,  ce  qui  n'empêche  pas  que 
lorsqu'on' parle  de  lui,  on  trouve  encore  des  gens  qui 
vous  disent  : 


—  130  — 

—  Emmanuel  de...  qui  a  été  l'amanl  cVAntonia,  ce 
n'esl  pas  un  très-honnête  garçon  à  ce  qu'il  paraît.  On  ra- 
conte de  bien  vilaines  choses  sur  son  compte. 

Il  y  a  six  mois  environ  je  rencontrai  Emmanuel  que  je 
n'avais  pas  vu  depuis  un  an.  Je  lui  parlai  naturellement 
d'Antonia. 

— Tiens,  me  dit-il,  il  faut  que  tu  me  rendes  un  service. 
—  Lequel?  —  Tu  vas  aller  chez  Antonia  lui  porter  ces 
cinq  cents  francs. 

Et  en  même  temps  il  tirait  un  billet  de  cinq  cents  francs 
de  son  portefeuille. 

—  Tu  es  fou,  lui  dis-Je,  lu  envoies  encore  de  l'argent 
à  Antonia!  —  Oui,  la  pauvre  fille  m'a  écrit  qu'elle  était 
très-malheureuse,  qu'on  allait  lui  vendre  ses  meubles  et 
qu'elle  avait  absolument  besoin  de  celte  somme.  Je  la  lui 
portais,  mais  puisque  le  voilà,  j'aime  autant  que  ce  soit 
toi  qui  t'en  charges.  —  As-tu  la  lettre  d'Antonia  sur  toi? 
• —  Oui,  la  voici. 

Cette  lettre  était  ainsi  conçue  : 

«  Mon  cher  Emmanuel,  je  suis  extrêmement  gênée,  il 
me  faut  absolument  cinq  cents  francs  aujourd'hui  ou  l'on 
vendra  mes  meubles  demain.  Je  m'adresse  à  vous,  parce 
que  de  tous  les  ^ens  que  je  connais,  c'est  vous  qui  avez 
le  plus  de  cœur  et  qui  serez  le  plus  prompt  à  me  rendre 
ce  service,  en  souvenir  de  l'heureux  temps  que  nous  avons 
passé  ensemble.  » 

C'était  d'un  bel  aplomb! 

Je  pris  le  billet  de  cinq  cents  francs  et  je  me  rendis 
chez  Antonia. 

—  Je  viens  de  la  part  d'Emmanuel,  lui  dis-je.  —  Il 
a  reçu  ma  lettre?  fil-elle.  —  Oui.  —  Et  il  m'envoie?  — 
Cinq  cents  francs  que  voici. — Oh!  qu'il  est  aimable,  vous 
le  remercierez  bien  pour  moi.  Pourquoi  n'est-il  pas  venu 
lui-même,  j'aurais  eu  tant  de  plaisir  à  le  voir.  —  Ce 
n'est  pourtant  pas  ce  que  vous  m'avez  dit  la  dernière  fois 
que  je  vous  ai  vue,  fîs-je  observer  à  Antonia.  Vous  trai- 
tiez bien  mal  Emmanuel.  —  Ah!  vous  savez!  fît-elle  né- 


—  151  — 

gligemment,  on  dit  de  ces  choses-là  quand  on  est  en 
colère,  et  le  lendemain  on  regrette  de  les  avoir  dites. 

Voilà  comment  se  font  et  se  défont|les  réputations  de 
jeunes  gens. 

Tout  ce  que  m'avait  dit  Emmanuel  le  jour  de  notre 
première  entrevue  chez  Antonia  s'était  réalisé. 

Décidément  l'expérience  est  un  fruit  que  l'on  ne  cueille 
jamais  que  lorsqu'il  est  pourri. 

Les  trois  aventures  arrivées  à  Emmanuel  me  repré- 
sentaient l'amour  dans  sa  triple  unité.  En  dehors  de  ces 
trois  positions  je  ne  voyais  plus  rien.  L'amour  de  pas- 
sion, l'amour  de  caprice,  l'amour  de  commerce  me  sem- 
blaient résumer  toutes  les  exigences  du  cœur,  de  l'esprit 
et  des  sens. 

Je  racontais  donc  partout  l'histoire  d'Henriette,  d'Au- 
gustine  et  d'Antonia. 

Un  jour  j'allais  de  Lyon  à  Avignon,  et  je  me  trouvais 
dans  le  coupé  avec  un  homme  de  trente-cinq  ans  environ 
dont  la  figure  loyale  et  douce  attirait  aisément  la  sympa- 
thie. 

Nous  fîmes  vile  connaissance. 

En  voyage  que  peut-on  faire  de  mieux  que  de  se  racon- 
ter des  histoires! 

Je  racontai  à  mon  voisin  les  amours  d'Emmanuel. 

—  Ainsi,  me  dit-il,  quand  j'eus  fini,  vous  croyez 
avoir  dans  ces  trois  anecdotes  toutes  les  phases  par  les- 
quelles le  cœur  peut  passer?  —  Je  le  crois,  lui  dis-je.  — 
Vous  vous  trompez,  jeune  homme,  fît-il  familièrement  et 
avec  un  doux  sourire,  tout  n'est  pas  là.  Vous  n'avez  dans 
ces  trois  récits  que  des  passions  où  le  cœur  n'est  jamais 
complètement  satisfait  et  il  vous  manque  le  plus  doux,  le 
plus  simple  et  le  plus  heureux  des  compléments.  —  Pou- 
vez-vous  me  le  fournir?  —  Parfaitement.  C'est  famour 
où  il  n'y  a  défiance  ni  du  côté  de  la  femme,  ni  du  côté  de 
l'homme,  où  l'un  apporte  sa  loyauté,  l'autre  son  inno- 
cence et  dont  sortent  une  estime  réciproque  et  une  affec- 
tion sans  limites.  C'est  l'amour  qui  est  dégagé  de  toutes 


—  132  — 

ces  petites  entraves  qui  font  les  péripéties  de  ceux  que 
vous  connaissez  déjà,  c'est  l'amour  qui  rend  l'homme  in- 
dulgent et  courageux,  qui  lui  fait  voir  le  monde  en  beau 
et  qui  lui  fait  bénir  l'existence;  qui  ne  laisse  dans  l'âme 
ni  préjugés  ni  remords  et  qui  fait  à  la  destinée  un  che- 
min large  et  florissant;  c'est  l'amour  que  Dieu  a  permis 
que  j'eusse,  et  dont  toute gl'histoire  est  en  vingt  lignes. 
La  voici  : 

«  A  vingt  deux  ans,  jesuis  devenu  amoureux  d  une  jeune 
fille  qui  en  avait  dix-huit.  Elle  m'a  laissé  comprendre  qu'elle 
m'aimait.  Je  l'ai  demandée  à  sa  mère  qui  me  l'a  donnée.  Nos 
deux  petites  fortunes  nous  ont  fait  une  médiocrité  dorée.  De- 
puis treize  ans  que  nous  sommes  mariés  nous  en  sommes 
encore  à  nous  demander  ce  que  c'est  que  de  ne  pas  penser 
l'un  comme  l'autre.  Nous  avons  deux  enfants,  une  fille  et 
un  garçon  qui  se  portent  bien  et  qui  nous  aiment.  Nous 
avons  des  amis  qui  nous  respectent,  et  qui  nous  voient 
avec  plaisir.  Nos  séparations,  séparations  d'affaires,  sont 
sans  larmes  parce  qu'elles  sont  sans  crainte  et  que  nous 
nous  confions  à  la  Providence.  Tout  notre  bonheur  est 
en  nous-mêmes,  toutes  nos  espérances  sont  en  nos  en- 
fants. Le  malheur  peut  venir,  il  trouvera  deux  cœurs 
bien  unis,  prêts  à  le  recevoir  comme  un  hôte  nécessaire 
dans  la  vie.  La  mort  peut  frapper  l'un  de  nous,  au  ha- 
sard, notre  religion  nous  a  fait  voir  dans  la  mort  une 
séparation  momentanée  et  non  une  séparation  éternelle. 
Nous  essayons  de  faire  de  nos  enfants  des  cœurs  honnê- 
tes, des  esprits  loyaux  et  des  âmes  chrétiennes,  et  jusqu'à 
présent,  nous  avons  réussi.  Nous  sommes,  et  je  crois, 
et  je  le  dis  sans  orgueil,  aussi  heureux  qu'on  peut  Têtre.  » 

Comparez  maintenant  cet  amour  aux  trois  autres  et 
voyez  lequel  votre  conscience  doit  préférer. 

Je  regardai  l'homme  qui  venait  de  me  parler  ainsi. 
Son  œil  rayonnait,  limpide  et  fier. 

—  Oui,  vous  êtes  le  bonheur,  lui  dis-je  avec  émotion. 
—  Parce  que  je  suis  le  bien,  me  répondit-il  avec  con- 
fiance. 

FIN. 


f 


/ 


ANGE  ET  DEMON 


1    vohVme, 


Par    6a2aiyojirt< 


—     \ 


xiîiiiaa]2  siaibstïfaîî 


i.OUIS    REYBA 

AI!TEI'U      DE     JÉRÔME 


D 


ATI'ROT. 


>:>/@^âF==== 


CliEJ^EIi®"!'!']^ 


€®iiB. 


■4 


TRAGÉDFE    EN    VA^Q  ,/cTE8, 


POISSARD. 


LES  ENFANTS  DE  L'AMO 


ILI§  IBîlM^  M  IFIli 


EUGENE  SrK.